Entretien avec Rozenn Morgat

Les extraits proposés ici de l’entretien avec Rozenn Morgat se focalisent essentiellement sur les procédés de travail et l’expérience de co-écriture biographique de Rescapée du goulag chinois, menée avec Gulbahar Haitiwaji, mais aussi avec sa fille Gulhumar. Ce témoignage relate dans les détails les plus concrets et les plus sensibles trois ans de la vie d’une femme arbitrairement arrêtée puis internée au sein de plusieurs structures situées dans la région ouïghoure (centre de détention, centre de rééducation et plusieurs mois en résidence surveillée).


Gulbahar Haitiwaji et Rozenn Morgat, Rescapée du goulag chinois. Équateurs, 244 p., 18 €


Journaliste au Figaro après avoir été correspondante à Shanghai pour différents journaux, Rozenn Morgat évoque la façon dont Gulbahar Haitiwaji, sa fille Gulhumar et elle-même ont composé ce récit à trois voix. Elle revient sur les manières dont elle a navigué, en tant qu’autrice, entre présence et effacement, entre encadrement et lâcher-prise, afin de faire émerger, au plus juste de l’expérience traumatisante, souvenirs, émotions, ressentis, tout en offrant une part documentaire afin que cette histoire personnelle tragique puisse être resituée dans la logique répressive implacable bien plus large mise en œuvre par l’État chinois.

Déjà sensibilisée à la violence qui touche les populations ouïghoures et kazakhes en particulier, comme les membres de la diaspora en Europe, Rozenn Morgat rencontre, début 2019, Gulhumar Haitiwaji qui est en plein combat pour la libération de sa mère, dont elle n’a aucune nouvelle depuis plus de deux ans. Plusieurs mois s’écoulent après cette première rencontre. En août 2019, Gulhumar annonce à Rozenn Morgat le retour imminent de sa mère, désormais libre, ce qui fait d’elle la seule journaliste à connaître la nouvelle. Commence alors une série de rencontres, d’abord sans objectif précis. Puis s’impose rapidement un travail d’écriture, qui se transformera finalement en livre.

Rescapée du goulag chinois : entretien avec Rozenn Morgat

Rozenn Morgat © Emmanuelle Marchadour

Comment avez-vous procédé concrètement pour les entretiens ?

Au début, on ne parle pas d’un livre. Il s’agit plutôt d’une longue conversation avec Gulbahar. Je lui expose quand même le fait qu’un article n’est pas suffisamment percutant pour un récit comme le sien, les gens ont besoin de savoir, ça ferait bouger les lignes. On commence à se voir en janvier 2020. C’est surtout elle qui parle. Moi, je pose mon micro. Gulhumar est avec nous, elle traduit tout. On commence un récit chronologique de tout ce qui est arrivé. C’est très dense. Elle a oublié certaines choses. On est dans une temporalité de trois ans. Beaucoup de souvenirs remontent. Elle mélange un peu les choses au début. Sa mémoire est quand même altérée par les camps. Quand on vous a lavé le cerveau pendant trois ans, que les jours se suivent et se ressemblent, vous avez un peu de mal à vous souvenir des détails…

La première partie du travail est consacrée à une transcription chronologique. On est vraiment sur du factuel : « J’étais là à tel moment » ; « Là, tel policier m’a dit ça » ; « Là, il s’est passé ça… » ; « Ensuite, on m’a pris mon téléphone, mon passeport… » C’est vraiment pour que j’aie la première base d’informations. On fait ça pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. En parallèle, je retranscris beaucoup, j’affine aussi mes questions. Au début, je pose des questions, mais je me rends compte que ça ne sert à rien, qu’il vaut mieux laisser la parole se dire et éviter d’encadrer. Si je l’encadre trop, ça lui fait perdre ses moyens, elle a peur de mal répondre, elle se perd dans les détails, et ça ne va pas. Alors, je la laisse parler.

Puis, dans une deuxième phase, on revient sur des détails beaucoup plus charnels, beaucoup plus émotionnels, sur les noms des gens, sur leur personnalité, sur les liens qu’elle tisse, parce qu’elle se fait aussi des amies. Elle n’est pas du tout seule. Pour construire le récit, et pour que les gens puissent s’identifier, il faut absolument qu’il y ait cette humanité qui existe malgré tout dans les camps entre les détenues, parfois aussi avec certains policiers.

Je parle également beaucoup avec Gulhumar en parallèle, car c’est un récit familial. La relation mère-fille est intense, elle est compliquée… enfin elle a été complexe. Gulhumar a beaucoup culpabilisé parce qu’il y a cette histoire de photo [elle a été photographiée avec un drapeau du Turkestan oriental lors d’une manifestation à Paris, motif de l’arrestation et de l’internement de sa mère]. Toutes deux ont des personnalités fortes. Gulhumar est devenue cheffe de famille et elle s’est donné pour mission de sauver sa mère. Elles sont maintenant très proches et ne font rien l’une sans l’autre, surtout pour le livre. Donc on parle beaucoup avec Gulhumar, on parle beaucoup de son mariage, de la culture ouïghoure, de la vie au Xinjiang. C’est-à-dire le paysage de leur histoire, ce dont j’ai besoin pour la comprendre. Comme je ne suis pas allée au Xinjiang, j’ai vraiment besoin du plus grand nombre de détails possible. Ils y ont vécu jusqu’au début des années 2000. Elles étaient enfants, avec sa sœur, quand elles sont parties.

Plutôt que de resserrer votre travail autour de courtes discussions, vous avez fait le choix de passer de longues heures avec elle.

On se voyait un samedi sur deux ou sur trois, et on passait la journée ensemble. La famille de Gulbahar est extrêmement accueillante. On déjeunait ensemble, puis on prenait le thé, puis on reprenait du thé… puis on reprenait des gâteaux… [rires] Donc, oui, ça durait très longtemps. Il y avait besoin de ce temps-là, parce que les silences étaient très importants, les moments de légèreté aussi pour pouvoir redonner du grain à moudre à son récit. Même pour moi, pour que je comprenne qui elle était. On n’est pas dans la même démarche que pour un article, on a besoin de beaucoup plus de choses. Je n’avais jamais écrit de livre. Plus je la voyais parler et plus je me rendais compte que j’avais besoin de choses et de moments avec elle pour la connaitre dans son quotidien et nouer une relation proche avec elle.

Rescapée du goulag chinois : entretien avec Rozenn Morgat

Durant vos discussions, utilisiez-vous des photos, d’autres moyens de médiation pour recueillir cette parole ? Vous avez mentionné qu’elle avait parfois des problèmes pour s’exprimer…

Oui. On était limitées par la langue. Maintenant, elle parle beaucoup mieux français, elle a tout retrouvé mais en rentrant… un médecin diagnostiquerait quasiment une amnésie, quelque chose de l’ordre du trauma, qui fait disparaitre les souvenirs et les acquis intellectuels et linguistiques. Elle comprenait le français, mais elle avait beaucoup de difficultés à le parler. Tout était rouillé. Il y avait plein de moments où ses mots étaient très simples pour décrire ce qui lui arrivait. Gulhumar, par la traduction, venait apporter ce lot de détails nécessaire. Les photographies étaient aussi très importantes. Gulhumar avait conservé des albums, des photos du mariage, de famille, des photographies du Xinjiang, tout un tas de choses qu’elles ont sorties de leurs placards et qui m’ont permis de reconstituer les gens, les lieux, les vêtements, les odeurs, les couleurs.

Et pour les gestes ? Vous évoquez dans l’avant-propos l’importance du mime en particulier, pour montrer comme son corps ployait sous le poids des chaines…

Oui, ça désinhibait totalement. Le fait de passer presque par le jeu, ou de tourner les choses en dérision, de se lever tout à coup, permettait de ne plus être dans cette posture de l’interviewée. C’est une posture difficile, surtout pendant plusieurs heures. Il faut être très discipliné. Je tempérais beaucoup… entre l’encadrement de l’entretien et le fait de savoir lâcher du lest pour passer à autre chose, car cela lui permettait de construire le récit pour que des choses spontanées et surprenantes apparaissent. On a adopté ce procédé dans la discussion au bout d’une ou deux séances de discussion. On ne parlait plus du moment où on ferait une pause, on n’était plus dans cette formalité-là. Il faut que ce soit très amical et très informel pour que la parole puisse sortir. Au début, elle avait beaucoup de maux de tête. Elle était extrêmement fatiguée, ça la prenait d’un coup. Ça lui demandait un effort énorme.

Le livre a d’abord été pensé comme un récit anonyme, mais quand Gulbahar lit la première moitié, elle décide de révéler son identité. Que fait cette phase d’anonymat à l’écriture ? Cela a-t-il permis des descriptions plus riches, un récit plus désinhibé ?

C’est certain. Jusque très tard, on a pensé faire ce livre sous couvert d’anonymat, voire à la troisième personne, sans photographie de couverture. Au début, Gulbahar ne voulait pas du tout d’un livre, puis elle a accepté l’idée, considérant que cela lui ferait du bien d’en parler une dernière fois, mais sans avoir le courage de faire la promotion, ni l’envie d’être reconnue, et craignant pour sa famille. Elle avait une réserve originelle. C’est à partir du moment où elle a commencé à raconter les choses qu’elle s’est rendu compte que ça lui faisait du bien. Je crois… parce qu’elle me le disait. Cela la faisait souffrir aussi, évidemment, mais c’était un peu thérapeutique. En fait, c’était presque de l’ordre de la discussion entre amies.

Elle n’a pas vu le livre tout de suite. Je lui ai envoyé quelque chose d’assez complet, une version quasi finalisée avec les quarante premières pages, en format Word, ce qui faisait la moitié du récit. Avant cela, je lui faisais toujours des retours sur la façon dont j’allais construire le récit, sur tel chapitre dans lequel je voulais insérer un passage. Je lui expliquais que si je lui posais cette question, c’est parce que j’en aurais besoin à cet endroit-là. Je lui présentais le squelette et l’architecture globale. Mais elle ne savait pas comment j’écrivais. Gulhumar avait lu certains de mes articles, pas Gulbahar, mais toutes les deux étaient assez étrangères à la façon dont j’allais le raconter. Ça les épargnait un peu, et cela leur laissait libre cours pour transmettre tout un tas de détails formidables, géniaux pour l’écriture. Elles n’ont pas vu comment le récit était construit, mais elles ont compris. C’était intéressant de voir que, lorsque nous réajustions les choses, lorsque je leur reposais des questions sur certains aspects, elles savaient très bien ce que je voulais, comment je voulais écrire, et elles allaient dans ma direction pour me donner ce niveau de détails dont j’avais besoin, et que je n’avais pas du tout au début.

Propos recueillis par Cloé Drieu, dans le cadre du projet ANR Shatterzone (ANR-19-FGEN-0001-01)

Tous les articles du numéro 150 d’En attendant Nadeau