La Comédie-Française célèbre les 400 ans de Molière avec dix-sept spectacles de janvier à juillet. Ce printemps, elle place cet anniversaire sous le signe du rire avec deux « nouvelles productions » (selon l’expression consacrée dans la Maison), mises en scène de deux pièces parmi les plus comiques : L’Avare par Lilo Baur, salle Richelieu, Les Précieuses ridicules au Vieux-Colombier par Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux, et un spectacle de Lisa Guez (d’après Louis Jouvet) au Studio : On ne sera jamais Alceste.
Molière, L’Avare. Mise en scène de Lilo Baur. Salle Richelieu. En alternance jusqu’au 24 juillet
Molière, Les Précieuses ridicules. Mise en scène de Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux. Théâtre du Vieux-Colombier. Jusqu’au 8 mai
On ne sera jamais Alceste. D’après Louis Jouvet. Mise en scène de Lisa Guez. Studio de la Comédie-Française. Jusqu’au 8 mai
L’Avare est une des grandes comédies de Molière qui conservent une tonalité farcesque. Mais nombre de ses interprétations l’ont montrée sous un jour sombre. Lilo Baur, consciente de la cruauté de certaines situations, préfère en faire apparaître toute la virtualité comique. Née en Suisse, elle a choisi de faire vivre Harpagon et ses deux enfants dans son pays d’origine, au bord d’un lac. Elle l’imagine en très riche banquier à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle choisit ce mode d’actualisation qui maintient une distance à l’égard du monde contemporain et évite ainsi les trop fréquentes déambulations, téléphone à l’oreille, des personnages du répertoire. Elle ne procède qu’à de rares modifications du texte : références à des vêtements modernes et non plus à des aiguillettes et hauts-de-chausses, menu proposé par Maître Jacques avec caviar et Château d’Yquem. Elle fait préciser, comme en aparté, l’équivalent des dix mille écus (cent cinquante mille euros), juste récupérés d’un prêt au taux de 25 %, déposés dans la « cassette », terme encore employé en Suisse pour désigner les coffres-forts des plus riches.
Ce contexte est précisé d’entrée par la scénographie de Bruno de Lavenère et les costumes d’Agnès Falque. Dans la première scène, les amoureux, Élise (Élise Lhomeau) et Valère (Clément Bresson), s’étendent, après le bain, sur une pelouse d’un vert éclatant, qui servira ensuite de terrain de golf, et qui, surmontée de guirlandes, accueillera les participants de la fête finale, scène de retrouvailles et de reconnaissance. Parfois, cette aire de jeu s’ouvre sur un vaste paysage de montagnes et de lac qui rappelle le cadre suisse. Les vêtements s’inspirent de la mode d’après-guerre ; ceux d’Harpagon et de Cléante (Jean Chevalier) ne diffèrent pas vraiment, comme pour préfigurer l’évolution du plus jeune. Tous les deux, par exemple, portent exactement les mêmes chaussures dans la scène où le père reproche à son fils l’argent dépensé pour ses tenues. Les robes de Frosine contrastent avec celles des jeunes femmes, Élise et Mariane (Anna Cervinka). Dès la première apparition, elles dénotent la « femme d’intrigue », l’entremetteuse de haut vol, la digne partenaire d’Harpagon à laquelle Françoise Gillard prête une personnalité complexe qui va bien au-delà de l’emploi traditionnel.
Laurent Stocker accomplit une performance exceptionnelle, deux heures durant, dont il dit sortir épuisé. Affublé d’une perruque grise ébouriffée, de lunettes comme des loupes conseillées par Frosine pour son premier rendez-vous avec la jeune Mariane, il maintient le spectacle dans sa dominante comique. Il a su répondre à l’attente d’un jeu très physique inspiré à Lilo Baur par son expérience britannique. Parfois, il en perd la respiration, simulant une fluxion de poitrine face au lac. Il bégaie dans l’effort trop grand, par exemple, de prononcer le mot inconnu de lui « donner », même s’il s’agit de « donner sa malédiction » à son fils. Il n’en demeure pas moins inquiétant et cruel dans son comportement paternel. Il peut aussi avoir des moments lunaires, comme de rêverie, de calme inquiétant, que lui inspire sa « chère cassette ». Mais, à la différence d’autres grands comiques, il n’éclipse pas ses partenaires, les sociétaires Alain Lenglet (Anselme), Jérôme Pouly (La Flèche) ou Serge Bagdassarian (Maître Jacques), et la jeune génération, dont trois nouveaux venus dans la troupe.
Une autre performance a lieu actuellement au Vieux-Colombier : celle de Jérémy Lopez dans Les Précieuses ridicules, saluée par des applaudissements au cours de la représentation, fait très rare à la Comédie-Française. Mais c’est bien le seul point commun entre les deux spectacles. Le titre de cette pièce, la première jouée par Molière à Paris, son premier grand succès, indique sa teneur comique, malgré le dénouement déceptif. Comme beaucoup de metteurs en scène, Sébastien Pouderoux et Stéphane Varupenne, membres de la troupe, n’ont pas fait assez confiance à ce comique et ont préféré lui en substituer un autre qui le parasite. Eux aussi ont procédé à une actualisation, mais dans un contexte contemporain. Ouvrant le spectacle à la guitare électrique, ils jouent les « amants rebutés » par Magdelon et Cathos, fille et nièce de Gorgibus, « bon bourgeois » qui cherche à les marier à Paris. Pour se venger, ils leur envoient leurs valets respectifs, sous les noms de Marquis de Mascarille et Vicomte de Jodelet.
Dans l’adaptation, le premier (Jérémy Lopez) est un ouvrier qui travaille dans le nouvel appartement des deux cousines et le second (Noam Morgensztern) un déménageur qui vient les installer. Les premiers échanges annoncent une transposition dont le texte de Molière ne sort pas indemne, même si des expressions des Précieuses, telles que « le conseiller des grâces » ou « les commodités de la conversation », sont préservées. La scénographie (d’Alwyne de Dardel), dans un dispositif bifrontal, montre un salon en chantier qui laisse deviner les aspirations culturelles des occupantes. Claire de La Rüe du Can (Cathos) et Séphora Pondi (Magdelon) forment le duo le plus dissemblable possible, dans une tradition du burlesque soulignée par des costumes (de Gwladys Duthil) qui mettent leurs corps à rude épreuve. Leurs partenaires masculins ne sont pas mieux traités, mais Jérémy Lopez se livre à des variations sur l’impromptu « Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur », en particulier sur « votre œil en tapinois », qui constituent un véritable morceau de bravoure.
Dans la petite salle du Studio, le spectacle de Lisa Guez intitulé On ne sera jamais Alceste suscite le rire. L’enseignement de Louis Jouvet au Conservatoire n’a pourtant pas comme principale caractéristique le comique. L’inoubliable Elvire Jouvet 40, par Brigitte Jaques-Wajeman, en 1986, avec Philippe Clévenot dans le rôle de Louis Jouvet et Maria de Medeiros dans celui de son élève Claudia, filmé par Benoît Jacquot, le confirme. Il mettait en scène les cours consacrés au personnage d’Elvire dans Dom Juan, de novembre 1939 à décembre 1940. Lisa Guez, elle, a choisi la première scène entre Alceste et Philinte dans Le Misanthrope, travaillée dans la classe en avril-mai 1940. Ces cours sténographiés et fidèlement transcrits viennent d’être republiés à l’occasion de cette production, avec une très éclairante préface de l’administrateur général de la Comédie-Française Éric Ruf (Molière et la comédie classique, Gallimard, 1965 ; nouvelle édition, 2022).
Lisa Guez souhaitait que le spectacle fût très drôle et elle y est pleinement parvenue. Cette réussite tient d’abord à la distribution, au choix de trois sociétaires au parcours des plus riches – Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz – pour leur faire jouer des élèves devant d’autres élèves, les spectateurs. Elle tient ensuite à la circulation entre eux des trois rôles, Louis Jouvet, Michel et Léon. Michel Vuillermoz semble s’imposer d’emblée en Louis Jouvet, observant, dirigeant, de la salle, ses partenaires/élèves. Il fait répéter l’entrée d’Alceste/Didier Sandre, la coupant à différentes reprises avec la fermeté, parfois la rudesse, du maître. Mais bientôt il va céder sa place, se retrouver lui-même en position d’apprentissage. Ces trois partenaires, qui se heurtent aux mêmes difficultés, semblent prendre le même plaisir que le public à cette magnifique leçon de théâtre, en toute humilité : « On ne sera jamais Alceste, Alceste est un personnage qui existe avant nous, qui existera après nous. »