Comme le dit dans sa préface le traducteur, Éric Faye, « le livre qu’on va lire ne ressemble à rien de connu ». Roman si l’on veut, le texte de Xaver Bayer enchaîne une vingtaine de courts récits qu’on pourrait croire indépendants les uns des autres comme s’il s’agissait d’un recueil de nouvelles, sauf que les deux mêmes protagonistes en sont les seuls héros et qu’un projet narratif global et cohérent s’élabore peu à peu, par-delà la discontinuité de l’action et du temps : le duo formé par le narrateur et Marianne s’engage à chaque fois dans une nouvelle aventure qui lui fait quitter un quotidien rassurant pour un monde onirique où la réalité se transforme rapidement en cauchemar.
Xaver Bayer, La vie avec Marianne. Trad. de l’allemand (Autriche) par Éric Faye avec la collaboration de Christina Faye. Éditions du Faubourg, 184 p., 17,50 €
De la réalité à la fiction, il n’y a qu’un pas, vite franchi par Xaver Bayer comme on le voit dès le début. L’attaque terroriste de grande envergure qui ouvre le roman, avec combats de rue, tirs en rafale, hélicoptères survolant la ville, etc., n’est qu’une scène de guerre en tout point semblable à l’ordinaire servi sur nos écrans (et que l’actualité s’acharne à renouveler). Mais, pendant ce temps, Marianne vaque à la préparation d’un repas pantagruélique, le narrateur, surtout préoccupé par la météo, observant les choses avec détachement. À la fin, pourtant, tous deux sortent les fusils et se mettent à la fenêtre pour tirer à leur tour, mais ils le font comme s’il s’agissait d’un de ces jeux vidéo où l’on doit tuer le plus de PNJ (personnages non-joueurs) possible pour gagner de nouvelles vies. Marianne commence, et, lorsqu’elle s’écroule, le narrateur prend sa place, ce qui n’empêche pas de les retrouver tous deux bien vivants au chapitre suivant, se préparant à partir pour un spectacle de cirque qui leur ménagera encore bien d’autres surprises !
Jeu de la vie et du hasard, la réalité telle que la vivent Marianne et son amoureux n’a pas fini de surprendre. Lorsque les deux héros discutent sur la meilleure façon de se suicider, le débat a pour cadre un club échangiste… Mais, le plus souvent, les lieux tenus ordinairement pour rassurants et familiers se révèlent de véritables pièges. Ce qui semblait vrai cesse de l’être, l’ordre des choses se dérègle, et les mauvais coups se succèdent tandis que la victime, interloquée ou affolée, hésite entre la soumission et la lutte pour la survie.
Tout commence en général comme un jeu ou, comme le disent volontiers les sportifs, un « challenge ». Souvent, Marianne est à la manœuvre : telle les gentes dames des romans de chevalerie qui veulent éprouver leurs chevaliers servants, elle multiplie les défis et confie au sien des missions en apparence anodines, mais qui vont rapidement se transformer en missions impossibles. Mais ni lui ni elle ne sortent indemnes de ces jeux étranges et plus ou moins pervers qu’elle invente à plaisir et auxquels il consent sans rechigner. Ce qui commence innocemment s’achève en violence, parfois extrême comme lorsque Marianne devenue tortionnaire s’acharne sur le narrateur, jusqu’à ce que la douleur lui fasse découvrir ce qu’il ne savait pas encore, « que ce monde n’est rien d’autre qu’une moisissure subversive dans un univers intrinsèquement numérique ». L’entrée en scène de la « gégène » serait-elle un discret hommage au Jardin des supplices ou à La colonie pénitentiaire ? L’une des épreuves consiste pour le narrateur à rechercher un livre dans un bien curieux château, qui fait immédiatement penser à celui de Franz Kafka : s’il y entre, à la différence de K., c’est pour n’en plus sortir, et découvrir depuis une fenêtre « une mer grise à perte de vue, qui s’engloutit elle-même dans son furieux jeu de vagues et dans l’éclaboussure des embruns ».
Même quand Marianne ne prend pas de nouvelles initiatives, le roman reste entièrement focalisé sur la relation des deux protagonistes, sur leur complicité mêlée de rivalité, laissant dans l’ombre le reste de leur vie. Il arrive aussi que le narrateur soit seul : c’est le cas le jour où, creusant dans le jardin de la maison familiale de Marianne où ils habitent souvent, il exhume un coffre renfermant un pistolet, une bague à tête de mort et une dague portant la devise des SS, comme si le passé enseveli refaisait surface. Le narrateur ne cherchera pas plus loin, mais c’est dans des anecdotes comme celle-là que le roman prend une connotation sociale et critique. On voit ailleurs les deux héros détruire avec ravissement les trésors qu’ils viennent d’acheter à bon compte au marché aux puces, dénonçant ainsi par l’humour l’envie de posséder et la réduction des œuvres d’art et des belles choses à leur valeur marchande.
Les outils et les machines modernes sont là pour rappeler, s’il le fallait, qu’il s’agit bien de notre monde : des drones, par exemple, se mettent à voler au-dessus de la tête du narrateur, mais, loin de représenter une menace, ils finissent par se comporter comme des anges gardiens dont ils seraient l’incarnation moderne et grotesque. L’humour souvent grinçant peut aussi être souriant, mais, le plus souvent, les choses tournent mal et les objets familiers se muent en intermédiaires du malheur, comme cet ascenseur qui ne s’arrête jamais et propulse le narrateur vers on ne sait quoi, ou cet escalier censé conduire à la cave et qui n’en finit pas de descendre – peut-être vers l’enfer ?
Quoi de plus « moderne » aussi que de se rendre au floating institute, ce « centre de flottaison » qui (aux dires d’une publicité glanée sur le Net) permet d’« explorer les chemins qui mènent vers l’expérience intérieure » ? Mais, un peu comme dans Alice au pays des merveilles, l’eau peu profonde dans laquelle tous deux flottent a pour effet inattendu que le narrateur rapetisse jusqu’à disparaître dans le conduit d’écoulement et rejoindre les océans infinis, comme s’il revivait sa naissance, mais à l’envers. Et le voilà, cruelle ironie, métamorphosé en ce Tithon de la mythologie auquel il songeait avant de pénétrer dans l’établissement, condamné à se dessécher sans fin, et finalement abandonné par une Marianne entrée malgré elle dans le rôle d’Éos.
Quand ce n’est pas lui, c’est sa compagne qui disparaît au terme du récit, au point qu’il peut en perdre jusqu’au souvenir et se demander s’il l’a jamais rencontrée « ou si elle n’est pas tout bonnement le fruit de [son] imagination » : le narrateur, qui se définit volontiers lui-même comme « étant du genre à vouloir expliquer de façon rationnelle les imprévus du quotidien », sera donc la première victime de son propre récit.
L’extravagance, le rire malicieux, le renversement inattendu des situations qui conduit au désastre, brouillent tout, et celui qui écrit en arrive à ne plus savoir s’il a vraiment vécu ou seulement rêvé ce qu’il raconte. On retrouve d’ailleurs Marianne en pleine santé à la fin du roman, telle qu’elle était au début, affairée autour de ses fourneaux. Est-elle donc une diablesse ou seulement une bonne petite ménagère ? On se gardera de trancher. Les deux héros survivent à tout, et, même quand Marianne semble bien morte, le jeu continue, car le narrateur est tout disposé à le poursuivre dans le futur. Le temps d’ailleurs perd toute consistance, si tant est qu’il en ait jamais eu : tous les récits sont rédigés au présent, un présent intemporel garant de la pérennité. Sauf au chapitre XIX, où le narrateur indique que sept années se sont écoulées et que Marianne va mourir, mais nous savons déjà que cela ne l’empêchera pas de reprendre vie à la fin du roman.
On ne s’ennuie pas avec Marianne, mais, si chaque page constitue une nouvelle surprise, elle entame un peu plus allègrement la crête étroite qui sépare le rêve de la réalité. Même s’il le renouvelle profondément, l’Autrichien Xaver Bayer a sans doute de grands prédécesseurs dans cet art du récit qui fait inopinément surgir le fantastique de notre entourage immédiat, et tourner au cauchemar un jour qui aurait pu être heureux. On songe parfois à Tieck, Hoffmann, Kafka, à Reinhard Lettau et à beaucoup d’autres encore. Mais, lorsqu’ils sont enfermés dans leur maison comme les victimes d’un long siège et que vivres et combustible viennent à manquer, Marianne et le narrateur, transis d’un froid qui pourrait devenir éternel, brûlent tout ce qui les entoure, y compris leurs livres. Ultime sarcasme, ils finissent par ceux que Xaver Bayer en personne a écrits : celui-là même que le lecteur est en train de lire et va bientôt refermer, immédiatement suivi par le premier livre qu’il a publié ! Par ce tour de passe-passe, l’auteur en vient donc à s’identifier avec son narrateur, tandis que la totalité de son œuvre est anéantie par les flammes. À chacun d’interpréter cette fin. Mais en même temps s’achève l’histoire du couple, la geste de Marianne : « notre poème commun, notre chant est parvenu à son terme, aucun autre couplet ne s’y ajoutera ».