Le titre d’un livre est comme un certain emploi du présent : il fige une identité, semble une marque indélébile. Fils de prolétaire est un récit de Philippe Herbet, né en Belgique dans un paysage qui rappelle les films des frères Dardenne ou ceux que Terence Davies a consacrés au Liverpool de son enfance. Une même émotion transparait, jamais grandiloquente, faite de petits riens.
Philippe Herbet, Fils de prolétaire. Arléa, coll. « La rencontre », 100 p., 15 €
« Je me suis souvent demandé si mon père était mon père et ma mère ma mère, si je n’étais pas un enfant adopté. » C’est la première phrase, le premier fragment de ce livre plutôt court, pudique, écrit à ce « présent éternel » dans lequel vivent les parents de l’auteur narrateur. Le récit de Philippe Herbet procède ainsi par paragraphes souvent liés, évoquant d’abord le père dont la « maladresse naturelle anime [le] comportement », un homme qui ne montre pas ses émotions, puis la mère, « jolie feuille de houx », « gentil lieu commun », « guimauve sentimentale ». Elle ressemble à Maria Pacôme, en version prolétaire. La comédienne, spécialisée dans les rôles de théâtre de boulevard, avait une exubérance que la mère manifeste moins. Son excentricité à elle consiste à chiper des sachets de sucre dans les cafés. Elle a eu faim pendant la guerre, elle craint que son fils ne subisse le même manque.
Le couple n’est jamais parti loin de la ville qu’il habite. Philippe Herbet emploie souvent la négation, pour tracer les limites d’une existence. Avant d’être, ils n’ont pas, ne possèdent pas. Cela viendra, plus tard, et, comme beaucoup de leurs semblables, comme nous tous nés en ces années dont Annie Ernaux fait une si fidèle description, ils se laisseront happer par la consommation. Ils changeront de mobilier, de décoration, possèderont très vite la télévision qui rend la vie plus joyeuse, du moins le pense-t-on en regardant les émissions de variétés du samedi soir. Il y a aussi les bals, les bistrots, les voisins, les amis. On se fréquente, l’enfant assiste à des scènes qu’il ne comprend pas, quelque chose de confus, de caché, comme avec cet « oncle Willy » que sa mère fréquente, beau garçon au « bagout de camelot », « très entreprenant dans tous les sens du terme ».
L’univers du père est plus lisse, réglé. Il aime ranger, il se débarrasse de tout ce qui l’encombre. « Je n’ai pas de photo d’enfance », écrit Herbet. La phrase résonne un peu comme ce « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », dans le W de Perec. Établir des listes est un recours, en ce cas-là. Écrire par fragments est une façon de capter le souvenir, de ramener l’insignifiant (ou ce que l’on croyait tel) à la surface. Ainsi, constatant que sa mère s’est remise à fumer, influencée par ses collègues, le narrateur s’interroge : « Pourquoi des détails aussi futiles nous marquent-ils au fer rouge ? » Oui, pourquoi le nom des connaissances et collègues des parents, « générique de cinéma en train de défiler », a-t-il une telle puissance évocatrice ? Des romanciers puisent dans l’annuaire et dans les souvenirs d’enfance de quoi fonder une œuvre, on le sait.
Le narrateur se rappelle l’ambiance qui régnait dans le sous-sol qu’habitaient les grands-parents. Elle « relève de la ménagerie, avec une odeur de fauve ». Ils ne sont partis qu’une seule journée loin de chez eux, pour aller à la mer. Quand le grand-père est mort et que sa veuve a pris sa retraite, les collègues lui ont offert un chien, « pour que tu ne te sentes pas seule », ont-elles écrit. C’est ça, exactement, ces phrases à la fois affectueuses et banales que l’on dit, à hauteur d’homme (ou de femme).
Il faut, d’une certaine façon, trahir pour échapper à ce paysage tout en grisaille, à cette existence faite d’habitudes, d’injonctions des parents, de silences qu’éclairent des mots brutaux, « curetage » par exemple, résumé d’une existence qui ne viendra pas. Pour le père, partir, c’est écouter l’émission « Les routiers sont sympas ». Il voit les camions qui roulent dans la nuit, il s’imagine dans une cabine lointaine, sur l’autoroute. Pour le fils, c’est la fugue immobile : « J’ai le don merveilleux de voir le monde tel qu’il n’est pas, je rêve la vie ». Des noms de stations sur un vieux poste de radio, Hilversum, Bratislava ou Tachkent, le permettent. Le cinéma de minuit, aussi, « dans le vide sidéral de la nuit du dimanche », et puis un jour l’éther, dont il aspire les vapeurs en humectant un bout de coton.
Mais le vrai voyage s’accomplira quand, quittant sa province pour Paris, il découvrira la photo. C’est l’art qui correspond le mieux à l’être disgracieux qu’il pense être. À l’école, on se moque de lui, on l’appelle le loucheur : « Moi, je suis né avec l’œil gauche fermé, ce qui préfigurait peut-être mes aptitudes à la photographie. Le ou la photographe est une personne qui regarde le monde d’un œil ouvert, vissé sur l’oculaire de l’appareil, l’autre clos sur l’univers intérieur. »
Les parents vieillissent : la mère devient sourde, le père « se dessèche, se racrapote ». Il fume en cachette, dans la cave. Tous deux ont perdu le fil depuis un moment. Si le tournant de la consommation de masse leur était aisé, celui de l’informatique les laisse désemparés. Ils n’ont pas de téléphone portable, ni l’attirail qui va désormais avec. Ça les dépasse. Une boucle se ferme, qui a commencé dans une salle de bal, quand ils se sont rencontrés. Ils n’étaient pas du même monde : « l’une faisait partie d’une caste vivant sur le déclin du charbon, l’autre sur le plein essor de l’acier ». On n’ose imaginer ce qu’il en est aujourd’hui dans le paysage de terrils, de collines, d’usines et de maisons qu’habitaient les Herbet. Quant au narrateur, il a choisi : « Nous passons une grande partie de notre existence à nous différencier, à nous écarter de l’orbite familiale. Une longue ellipse se trace avant que nous revenions au point de départ. Point où il nous est donné de les rencontrer enfin, nos parents. » Oui, enfin.