La restauration d’un chef-d’œuvre de la peinture flamande l’a transformé récemment en un artefact de l’histoire de l’art, c’est-à-dire en un objet de substitution : non pas un produit direct de l’activité humaine, en l’occurrence une toile couverte de peinture à l’huile par un artiste, mais une construction théorique. Le cas de La liseuse à la fenêtre de Vermeer nous conduit, en attendant la parution du dernier volume de l’Histoire mondiale des musées de Krzysztof Pomian, à réfléchir sur l’inaliénabilité des artefacts au sein des musées.
Stephan Koja, Uta Neidhardt et Arthur K. Wheelock, Johannes Vermeer. Vom Innehalten. Staatliche Kunstsammlungen Dresden, 256 p., 48 €
Exposition « Johannes Vermeer. Vom Innehalten/On reflection ». Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. Du 10 septembre 2021 au 2 janvier 2022
Krzysztof Pomian, Le musée. Une histoire mondiale. II L’ancrage européen, 1789-1850. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 546 p., 35 €
Dans la monumentale histoire des musées de Krzysztof Pomian, il n’est pas question, à proprement parler, des artefacts. Comme le rappelait dans En attendant Nadeau Paul Bernard-Nouraud, seule leur intégration à une collection en fait une structure porteuse de sens. Même si « l’histoire de la constitution du patrimoine culturel est celle de la création étalée sur quinze siècles d’une énorme collection dispersée sur la surface du globe », comme l’écrivait l’historien polonais en 1990 (Patrimoines en folie, Éditions de la Maison des sciences de l’homme), le domaine de recherche de Krzysztof Pomian ne peut être défini comme l’étude de tous les objets constituant les collections, ni comme celle de toutes les collections passées, présentes et futures. Ce grand admirateur de Foucault écrit une « histoire philosophique des musées » et « son commentaire des œuvres d’art est […] celui d’un historien des idées » (Dominique Poulot, Culture & Musées). Pour toutes ces raisons – et indépendamment des qualités d’érudition et de documentation de ce panorama encyclopédique – c’est seulement la parution du troisième et dernier tome qui permettra d’apprécier véritablement la portée spéculative de l’ensemble du projet.
Les artefacts n’intéressent donc Krzysztof Pomian que par certains aspects de leur fonctionnement au sein des collections. Leur inaliénabilité en fait partie. Le passage des collections privées vers les collections muséales représente à cet égard une évolution positive, mettant les objets à l’abri des décisions imprévisibles et incontrôlables des propriétaires individuels. Mais, comme le montre le cas de La liseuse à la fenêtre de Vermeer, les dispositions juridiques garantissant l’inaliénabilité des artefacts dans les musées s’inclinent devant les impératifs de la conservation, inséparables à la fois de l’évolution des techniques, de l’évolution du goût, et de la volonté de puissance des conservateurs.
Rappelons d’abord l’histoire de ce tableau. Dès 1979, une radiographie révèle la présence d’un repeint sur une importante partie de la surface du tableau de Vermeer. En fait, le mur monochrome au-dessus de la jeune fille cachait un tableau lourdement encadré et représentant un Cupidon. On a alors supposé que Vermeer lui-même avait éliminé l’affreux putto. Mais, quelque trente ans plus tard, grâce aux nouvelles technologies, on découvre que le repeint est bien ultérieur à la mort de Vermeer. Rappelons que ce tableau n’a pas été véritablement choisi pour la collection d’Auguste II, prince électeur de Saxe et roi de Pologne : La liseuse a été ajouté à un lot de tableaux acheté par ses agents à Paris. Vermeer, peu connu de son vivant en dehors de Delft, est tombé dans l’oubli sitôt après sa mort ; on pense que le repeint a été fait par des marchands en vue d’augmenter l’attractivité du tableau en lui donnant une allure à la Rembrandt… En tout cas, lors de l’arrivée du tableau à Dresde en 1742, le mur derrière la jeune fille est déjà nu et c’est ainsi que le tableau (alors que le génie et l’originalité de Vermeer ne sont pas encore reconnus) commence sa carrière internationale. Il devient au XIXe siècle l’un des tableaux les plus visités du musée du Zwinger.
Les choix concernant la restauration ont été faits par le nouveau directeur de la collection publique de la ville de Dresde, Stephan Koja, arrivé en 2016, au moment où la restauration de La liseuse était en cours et où le tableau venait de révéler son secret. Malgré l’apparente transparence de la décision de l’enlever, malgré la mise en avant de la nature collective et interdisciplinaire des concertations et l’implication d’Arthur K. Wheelock, considéré comme le plus grand expert de la peinture de Vermeer, la décision finale n’aurait pas pu être la même sans deux préjugés disciplinaires implicites : l’identification de l’œuvre d’art avec son artefact physique et la reconnaissance de la valeur absolue des intentions de l’artiste. Or, même si l’identification d’un tableau à un artefact auctorial définit l’identité matérielle de l’« objet d’art » selon le Code général des impôts, dans la vraie vie l’œuvre d’art n’est pas un artefact comme un autre – certains objets artisanaux uniques sont aussi signés… La différence vient ici moins de la nature de l’artefact que de son fonctionnement dans la société et de la particularité des passions qu’il provoque. Car, dans l’histoire de l’humanité, les objets d’art se sont détachés des objets artisanaux pour devenir, en tant qu’œuvres d’art, le sujet d’un culte particulier, dans lequel les créateurs perdent la maitrise de leurs œuvres offertes au public.
À l’occasion de l’achèvement des travaux de restauration, le musée de Dresde organise une exposition réunissant dix tableaux de Vermeer entourés d’une cinquantaine d’autres tableaux hollandais de genre. La liseuse restaurée en constitue le point d’orgue. La pandémie conduit à la fermeture temporaire du musée, mais les visites virtuelles avec un guide in visio (« Live-Tour ») demeurent possibles.
Le catalogue de cette exposition offre une riche documentation éclairant les raisons qui ont guidé les curateurs et les conservateurs : la conviction d’avoir pris la bonne décision est générale. Et cependant, assez rapidement, un malaise se fait sentir. Ainsi, Stephan Koja, qui est aussi l’un des curateurs de l’exposition, affirme qu’il cherchait à montrer ce qui est le plus spécifique dans l’œuvre de Vermeer, à savoir le « Innehalten » qui donne son titre à l’exposition. Ce « Innehalten » (littéralement, « tenir à l’intérieur ») désigne selon Koja « l’intériorité » émanant des scènes de Vermeer. Pourtant, avant la restauration, La liseuse en était justement l’icône… Cette impression paradoxale est renforcée lors de la visite virtuelle : le premier tableau de Vermeer que l’on y croise est La ruelle. En introduisant ce tableau, la guide attirait l’attention sur ce qui constitue, selon elle, le trait spécifique de la peinture de Vermeer : son côté énigmatique. Et de fait, dans La ruelle, l’énigme est incarnée par les deux enfants, dont on ne voit pas les visages et dont on ne peut deviner le jeu. On est intrigué par ce que cachent les enfants : une souris morte ? un sou trouvé quelque part ? Une incohérence plane ainsi sur le livre et sur l’exposition, où l’on voit dans le « mystère » la vraie nature de la peinture de Vermeer, mais où l’on met en définitive le visiteur face à un tableau dont la nature énigmatique vient d’être supprimée : la première chose que l’on voit sur le tableau restauré, c’est le Cupidon avec sa panoplie. Pas de doute : le tableau parle d’amour.
Datant approximativement de 1657, La liseuse à la fenêtre est probablement la première représentation d’un sujet qui fascine Vermeer : l’activité épistolaire des femmes. La prise par les femmes du pouvoir que donne la maîtrise de l’écriture possédait apparemment un grand pouvoir évocateur à l’époque… Or, ne sait-on pas depuis au moins le Laocoon de Lessing que le but principal de l’art est d’éveiller l’imagination ? Cette conviction avait conduit Lessing au constat de la supériorité absolue de la poésie sur la peinture ; le critique avait même formulé des conseils pour ceux qui, malgré tout, pratiquent les arts plastiques, pour les aider à ne pas trop subir les limitations spécifiques de leur art et ne pas borner l’imagination des spectateurs… Ainsi, il conseillait de sculpter la beauté des corps nus, pour ne pas charger la contemplation des détails vestimentaires inutiles. Il est dès lors intéressant de réfléchir aux deux versions du tableau de Vermeer à la lumière de la théorie de Lessing sur la fonction de l’art comme stimulation de l’imagination.
Devant La jeune fille sous Cupidon – c’est ainsi que nous allons dorénavant nommer le tableau restauré – le puzzle de l’intrigue amoureuse se reconstitue directement. Sur le tableau, on voit un dieu d’amour, une jolie fille, une lettre et un plateau de fruits renversés. Ce n’est plus notre sensibilité esthétique qui crée notre rencontre avec l’œuvre ; c’est notre imagination érotique qui est sollicitée. Un réseau intentionnel s’impose : la fille n’est pas joyeuse et ce n’est pas étonnant, car sous le pied du Cupidon se trouve un masque tombé, suggérant fatalement un amour feint. De nombreuses autres interprétations sont possibles car les complications amoureuses sont sans fin mais, quelles qu’elles soient, ce tableau ne parle que d’amour.
Pourtant, la fascination qu’exerçait La liseuse à la fenêtre depuis des générations était due à la nature dépouillée de son sujet, qui ne pourrait que plaire à Lessing : au premier moment de la contemplation du tableau, nous étions face au vide. Depuis le XIXe siècle, ce tableau n’aidait pas les visiteurs à s’imaginer la vie quotidienne des habitants de Delft ou encore l’utilité de l’écriture dans les intrigues amoureuses des femmes. Dans la galerie des « Alte Meister » du Zwinger, il se distinguait parmi les scènes de genre ; pendant plus de deux siècles, il représenta, pour les élites de l’Europe centrale et surtout pour la bourgeoisie allemande très lectrice (Bildungsbürgertum), la quintessence de l’intériorité. Une vérité de l’histoire de l’art l’a emporté à Dresde sur la continuité des rencontres d’une œuvre d’art avec son public. Les acteurs institutionnels de l’art ont fait de facto disparaitre une œuvre vivante au sein même de l’institution qui était censée protéger l’intégrité physique de son artefact.
Le milieu de l’art a majoritairement applaudi au nouvel artefact, mieux assorti à notre époque, selon certains, que la spiritualité obsolète de La liseuse. C’est ainsi que le critique de la Neue Züricher Zeitung ne cache pas son enthousiasme devant la métamorphose du tableau qui, après avoir été selon lui pendant deux siècles une icône de la spiritualité Biedermeier, peut enfin entrer dans notre époque « soumise aux hormones » et aux scandales sexuels. Cet article de Philipp Meier peut d’ailleurs être considéré comme une vérification de la théorie de l’imagination de Lessing. La découverte de la nudité grassouillette du putto a totalement focalisé l’imagination du critique suisse sur les « spéculations sensuelles ». Ainsi, c’est parce que notre feuilletoniste a reconnu la jambe gauche de notre Cupidon sur un autre tableau de Vermeer (Une jeune fille assoupie) qu’il voit maintenant dans la sieste de la servante un repos mérité après avoir rendu des services sexuels à son maitre… La dimension sexuelle des tableaux de Vermeer fait dorénavant du maitre flamand le peintre des mœurs douteuses.
La jeune fille sous Cupidon voyagera en 2023 à Amsterdam pour une grande rétrospective Vermeer. Mais La liseuse à la fenêtre ne pourra plus être admiré que grâce aux reproductions. Comment a-t-on pu faire disparaitre physiquement l’un des tableaux les plus aimés de la peinture occidentale sans que personne proteste ? Imaginons les réactions des médias du monde entier si le tableau avait été volé ! Et pourtant La liseuse à la fenêtre de Vermeer, sauvée des bombardements de Dresde pendent la Seconde Guerre mondiale, n’est plus.
Ce méfait n’est pas explicable par la seule bavure des professionnels et leur hubris ; il révèle aussi notre sidération. Notre époque ne métamorphose pas seulement les valeurs. Les prouesses technologiques, et tout particulièrement celles de la communication, modèlent le monde tout en fragilisant notre réalisme existentiel. L’hyperpuissance de la rationalité augmentée, l’excitant vertige technologique, ont certainement facilité le passage à l’acte des curateurs. Mais le problème fondamental que pose ce qui est arrivé à La liseuse, c’est que ce monde hyperconnecté érode notre capacité à constater ce qui est.