Vous ouvrez un livre, vous êtes une jeune femme noire. Telle est l’expérience de lecture à laquelle nous convie le deuxième roman de Laure Gouraige. Avec Les idées noires, la jeune autrice propose une comédie identitaire enthousiasmante. Sa voix singulière, mêlant humour et émotion, et sa narration originale font de ce roman une grande réussite, à mi-chemin entre Chien blanc et Pseudo de Romain Gary/Émile Ajar.
Laure Gouraige, Les idées noires. P.O.L, 160 p., 17 €
« Un matin vous vous levez, vous êtes noire. » Le ton est donné avec cet incipit qui évoque Le nez de Gogol. Impossible de ne pas songer, en effet, à l’assesseur de collège Kovaliov découvrant, lui aussi au saut du lit, à la place où se tenait jusqu’alors son nez, « un endroit parfaitement plat ». Cette phrase, qui constitue le premier chapitre de l’ouvrage de Laure Gouraige, résonne d’abord comme une proposition ludique. Elle aurait pu donner lieu à une fable fantastique et absurde, mais, emmenant son lecteur sur d’autres sentiers, la romancière explore une veine à la fois réaliste et fantaisiste.
À l’origine, donc, de cette brusque métamorphose de la narratrice, le message vocal d’une journaliste la conviant à venir témoigner à la radio « du racisme anti-noir » dont elle serait victime. On l’aura compris : pas de transformation relevant du merveilleux, mais bien une prise de conscience forcée. Derrière cette ouverture aux accents burlesques, il y a évidemment quelque chose de plus grave : l’assignation identitaire qui pousse la narratrice à jouer une comédie, à se fondre derrière un masque qu’elle n’avait jamais songé à arborer dans la mesure où son expérience l’avait jusque-là préservée d’être définie par sa couleur de peau. Dès lors se met en place une quête identitaire presque obsessionnelle, la narratrice sombrant « dans un délire noir » qui la conduit à traquer les signes de son « appartenance ». C’est de tout un imaginaire noir qu’elle tente alors de s’emparer, du cinéma à la littérature, en passant par certains codes vestimentaires censés distinguer les Noirs. Si Laure Gouraige raille les stéréotypes, et la façon dont son personnage s’en empare, elle en souligne également le rôle constructif dans l’élaboration de son identité sociale et de son rapport à soi et à l’Autre.
L’histoire familiale, faite de déplacements, de migrations et de détours, se révèle plus essentielle encore dans cette quête d’une identité, dans ce que Gary nommait un « piège à vie » dans Pseudo. Cet univers mental a pour centre de gravité l’île d’Haïti – l’île de la grand-mère, Ima, et de l’enfance du père –, où la narratrice cependant se refuse à aller, ce qui donne lieu d’ailleurs à un passage illustrant le mécanisme de la mauvaise foi tel que Sartre l’a décrit. La narratrice construit ainsi son appartenance autour de ce centre vide qu’est Haïti, absence-présence qui en rencontre une autre, celle de la figure disparue d’Ima.
La difficile appréhension de soi passe par une affabulation assumée : « Vous éprouvez une satisfaction immense à fabriquer celle que vous n’êtes pas. » Phrase qui peut se lire comme la mise en abyme du plaisir que procure l’écriture fictionnelle, masque, peut-être, d’un autoportrait à claire-voie. À la radio, la narratrice s’imagine donc une souffrance qu’elle n’a jamais éprouvée, scène à laquelle fait écho la révélation, lors d’une lecture, d’un écrivain haïtien se disant épuisé d’avoir eu à inventer « une tragédie sur sa souffrance d’Haïtien en proie à une nostalgie éternelle de la terre quittée », lui pour qui l’exil n’a jamais nourri le processus créateur. Par un retournement aussi ludique que stimulant, Laure Gouraige fait, quant à elle, de la comédie et de ses faux-semblants le moteur même de sa narration. Noir, alors, ne serait-ce qu’un masque ? Un mensonge, une tromperie ?
Le désarroi est pourtant réel, l’identité d’autant plus incertaine que les assignations diffèrent selon les interlocuteurs : Blanche pour les uns, Noire pour les autres. C’est là que réside la force du récit, dans sa capacité à mettre en évidence que la race est moins une réalité biologique qu’une construction sociale, une identité fabriquée par le regard de l’autre, mais aussi une condition, ce que la confrontation avec un passager noir met en évidence de façon poignante : « Mais Madame, dit-il, noir c’est la misère, et vous vous ne faites pas pitié. » La narratrice se débat avec la tentation de l’essentialisme, tente d’y résister. C’est à la fois source d’humour et d’émotion.
Ainsi, quand le récit s’empare de l’actualité récente et fait écho au mouvement Black Lives Matter. L’interpellation à Miami de la narratrice par un policier lors d’un contrôle d’identité résonne évidemment avec le meurtre de George Floyd, qui eut lieu lors de l’écriture du roman et en interrompit même l’élaboration, d’après l’autrice. C’est que cet épisode, dérisoire et donnant lieu à des péripéties drolatiques, en constitue comme le négatif burlesque. Le motif de l’interpellation revêt à ce titre une dimension symbolique puisque la voiture que conduit la narratrice a les vitres recouvertes d’un « film noir opaque », « illégal ».
Les idées noires met donc en œuvre, avec un ton oscillant entre la légèreté amusée et l’émotion contenue, des enjeux existentiels que l’utilisation de la deuxième personne du pluriel impose à son lecteur. Et c’est bien dans sa proposition stylistique que réside la plus grande force du roman. Elle déplace le lecteur, le fait basculer dans une fiction identitaire dont il épouse à son tour les incertitudes et les questionnements. Paradoxalement, la narratrice accède à un « je » – garant illusoire d’une identité retrouvée ? – au moment même où elle semble nier son identité de personne noire : « Sur Facebook, Instagram, partout la même vidéo, et ce nom qui revient en boucle, George Floyd. / Voilà. Je me réveille un jour, je n’ai jamais été noire. » Mais cette négation, qui referme la parenthèse fictionnelle que constitue le roman, n’est pas un reniement. Elle a tout, au contraire, d’une prise de conscience de ce que signifie être noire au XXIe siècle.