La contradiction est de taille : monsieur Mükrimin, « le grand seigneur », a passé « l’essentiel de son existence à défendre le nationalisme et le conservatisme islamique » ; or son fils est naturalisé américain et ses trois filles ont épousé « de parfaits étrangers de langue et de religion ». Le court roman de Tahsin Yücel pose la question fondamentale de l’identité turque ou plutôt de la difficulté à fondre une appartenance commune à l’Orient et à l’Occident.
Tahsin Yücel, Un grand seigneur. Trad. du turc par Pierre Pandelé. Actes Sud, 96 p., 13,50 €
Décédé en 2016, Tahsin Yücel introduisit la sémiotique en Turquie et traduisit nombre d’auteurs français, de Balzac à Barthes. Dans son dernier roman, le narrateur est un homme d’origine modeste à qui Mükrimin, le « grand seigneur » du titre, avait refusé jadis la main de sa fille. Le retrouvant lors d’un enterrement, le patriarche l’invite à venir le visiter dans son yali, belle villa traditionnelle en bois le long du Bosphore. Ce sera l’occasion de comprendre la raison de son refus.
Le narrateur – qui pensait avoir oublié Aybike, la jeune femme qu’il aimait – s’aperçoit en la revoyant qu’il a une boule dans la gorge. De même, l’immense demeure « dont chaque pièce portait témoignage de quelque noble ancêtre » impressionne toujours – comme lorsqu’il avait douze ans – l’homme mûr qui fut un intime de la famille avant d’être éconduit. La profusion d’objets prestigieux et disparates, destinés à souligner la puissance d’une lignée ottomane, fascinait « le petit provincial mal dégrossi » qui était un camarade de collège du fils de la maison.
Toutefois, à l’époque, l’enfant pauvre était questionné avec insistance par le maître des lieux sur son ancêtre – fictif ou réel – Agha Hassan. Celui-ci fut un chef réputé, dans la région d’Antioche, qui refusa toujours l’accès de son territoire aux Ottomans. Vaincu, il finit son existence en dépensant sa fortune pour affranchir les esclaves. Cet ancêtre mythique est évidemment à l’opposé de la famille de son riche ami, originaire de Pologne, et toujours au service du sultan. Devenu adolescent, le narrateur apprend avec surprise que le très occidentalisé monsieur Mükridim, qui ne lit jamais en turc, ne prie ni ne jeûne, finance une fondation islamique.
Le malheureux jeune homme tombe inévitablement amoureux d’Aybike qui l’aime en retour mais n’a pas la volonté d’aller contre la décision du père. Ravagé par le chagrin et l’incompréhension, il effectue une brillante carrière, commençant, comme son ancêtre Agha Hassan, à s’opposer aux ingérences économiques étrangères. Puis, « cédant à la nouvelle mode du temps », il entre dans le privé, multiplie son salaire par trente, et accroît l’emprise des capitaux extérieurs. La douleur amoureuse demeure cependant, tout comme la perplexité devant le refus catégorique de Mükridim.
C’est pourquoi, après vingt ans, le narrateur se rend dans le yali, occupé par le seul patriarche qui n’a plus que son serviteur à houspiller. Il est bien décidé à comprendre ce vieil homme que son propre fils a décrit comme « un monstre » hypocrite et calculateur. Le patriarche, pourtant, cynique et lucide, accuse la jeune génération en affirmant que son petit-fils américain, s’il vient à Istanbul, n’en partira plus ! « Imagine donc un Turc déraciné, ignorant du pays de son père et incapable de parler sa propre langue ? C’est un triomphe qui l’attend ici. » La contradiction entre l’affirmation nationaliste et le tropisme occidental est posée. À ceci près, toutefois, que ce tropisme n’est pas récent mais constitue le fonds de l’ottomanisme qui choisissait une bonne partie de ses dirigeants à travers le Devchirmé. Ce système permettait, en effet, de prélever toute une élite balkanique, d’origine chrétienne, pour la mettre au service de la Porte. Les fameux janissaires, par exemple, formèrent le fer de lance de l’armée du sultan. Nombre de pachas et de vizirs en étaient issus.
Arrive le moment de l’explication. Le narrateur a toujours pensé que ses origines pauvres et provinciales étaient la cause du refus du père. Il se disait aussi que, peut-être, Aybike ne l’aimait guère. Or elle lui révèle qu’il fut son seul amour. Alors, qu’en est-il ? Mükridim, qu’il croit à tort à demi sénile, lui apprend que l’ancêtre Agha Hassan y est pour quelque chose, et qu’il a toujours considéré le jeune homme comme trop… turc. Et le patriarche de faire l’éloge de l’ottomanisme regardé comme un « universalisme ». Il explique que, s’il soutient les associations conservatrices et islamistes, c’est dans l’intention d’augmenter le nombre d’ignorants et de nostalgiques pour favoriser le retour de l’ottomanisme et évincer l’héritage d’Atatürk. Il ajoute que la grandeur n’est pas dans le lignage mais dans la réussite financière. Il se vante de son affairisme et de la prospérité qu’il suscite. Il fait comprendre à l’ancien fiancé éconduit qu’il n’appartient pas à ce monde. « Les affaires sont une chose, et l’amitié en est une autre », d’où l’inévitable rejet.
Dans ce roman, Yücel a le mérite d’éclairer les facettes du régime turc actuel. Celui-ci parvient en effet à associer nationalisme, religion, affairisme, clientélisme et nostalgie ottomane. Dans l’esprit de son dirigeant, Recep Tayyip Erdoğan, la période républicaine de Mustafa Kemal n’est qu’une parenthèse dans l’histoire qu’il convient de fermer définitivement. Cependant, monsieur Mükrimin, le grand seigneur, n’a pas tort ; le narrateur n’a guère le sens du compromis et des arrangements alors que son grand amour, après tant d’années, pourrait être retrouvé. Les mânes de l’intransigeant agha Hassan subsistent.