Si Une si longue lettre de l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ (1929-1981), traduite en vingt-sept langues, est lue dans le monde entier, son deuxième roman, Un chant écarlate, publié à titre posthume en 1982 aux Nouvelles éditions africaines du Sénégal, est beaucoup moins connu. Grâce à la jeune maison d’édition féministe Les Prouesses, qui en fait son premier titre, ce très beau roman – roman cri, roman chant – paraît pour la première fois en France. On y retrouve avec émotion la prose musicale de Mariama Bâ.
Mariama Bâ, Un chant écarlate. Préface d’Axelle Jah Njiké. Postface de Mame Coumba Ndiaye. Les Prouesses, 320 p., 22 €
« Des blessures d’Ousmane sourdait un chant profond, écarlate d’espérances dispersées. » Le chant écarlate qui donne son titre au deuxième roman de Mariama Bâ est rouge sang. C’est le chant du sang d’Ousmane, blessé par Mireille qu’il a délaissée en cédant à l’appel des « valeurs nègres » et du « tam-tam vibrant ». C’est le sang du cœur de Mireille, brisé comme le sont ses rêves d’amour et d’égalité. C’est le rouge d’une révolution perdue, celle de la libération des mœurs à laquelle aspirait ce couple mixte né au printemps 1968.
Un chant écarlate raconte un drame en trois actes : rencontre, mariage, désespoir. Tout commence avec la naissance d’une passion amoureuse à l’université de Dakar entre Mireille de La Vallée, fille d’un diplomate français, et Ousmane Guèye, brillant étudiant sénégalais qui a grandi dans un quartier populaire de Dakar. Ces deux-là ont un coup de foudre qui s’imprime durablement dans leur mémoire. Mariama Bâ, qui manie si bien le jaillissement des images, rend à merveille la fulgurance du sentiment. Non seulement Mireille et Ousmane s’aiment mais ils partagent les mêmes idéaux, le même désir de libération des carcans sociaux.
Abandonnant pays, famille et religion, Mireille épouse Ousmane à Dakar. Vient alors le temps des désillusions. Le mariage « mixte » (leur voisin Guillaume parle de « la Belle et la Bête ») rencontre bien des difficultés. Mireille n’est pas acceptée par la famille d’Ousmane. Ousmane trouve que Mireille ne s’adapte pas assez. Un enfant naît, « ñuulul, xeesu » (ni noir ni clair) comme dit sa grand-mère. On dirait qu’il n’existe presque pas.
La troisième partie sonne le glas de ce couple biculturel : Ousmane, opère un retour aux us et coutumes traditionnels. Happé par le « renouvellement nostalgique du royaume de l’enfance », il prend pour seconde épouse Ouleymatou, son amour de jeunesse. Délaissée, Mireille sombre dans la dépression et la folie jusqu’à commettre l’irréparable. Comme Médée trahie par Jason, l’étrangère amoureuse devient mère infanticide. La mort de l’enfant métis entérine l’échec de l’union du fils d’Usine Niary Tally avec la « djinn échappée de son monde ». Le roman aurait pu être plus tragique encore si l’autrice n’avait pas décidé in extremis de sauver Ousmane… geste de pitié de la part de la romancière ou abandon de ce félon à la vindicte du public ?
Roman tragique, Un chant écarlate est aussi un cri politique. Dans la préface qu’elle donne à l’ouvrage (« Un chant sorore »), Axelle Jah Njiké rappelle que Mariama Bâ a toujours « conjugué intime et politique ». Il n’en va pas autrement du drame de Mireille. L’égalité des sexes et des races à laquelle aspire la jeune femme est piétinée par l’interprétation sélective et étriquée de la négritude à laquelle se résout Ousmane, par confort. Si le titre du roman de Mariama Bâ annonce peut-être une filiation avec La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne – comme Hester Prynne, Mireille de La Vallée doit lutter contre une communauté refermée sur ses valeurs –, ce chant doit aussi se lire comme une réponse, féminine, féministe, aux Chants d’ombre du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor : « Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons / Battre le pouls profond de l’Afrique » (« Nuit de Sine »).
Mariama Bâ aimait la poésie de Senghor. À travers le personnage d’Ousmane, elle met toutefois en garde contre les possibles dérives d’une négritude fermée sur elle‑même. L’étudiant qui se présente au début du roman comme le chantre du dialogue des cultures (« Je suis pour le contenu de la Négritude. Je suis pour l’Enracinement et l’Ouverture ») finit par s’enliser dans son Royaume d’enfance… et entre les seins odorants d’Ouleymatou : « L’odeur du gongo montait entre les pointes tendues des seins. Le sang d’Ousmane piaffait. Ni son mariage ni ses connaissances philosophiques ne l’isolaient, comme maillon indépendant, de la chaîne forgée par l’atavisme. » Le roman écarlate de Mariama Bâ invite ainsi les femmes à se méfier des hommes qui écoutent un peu trop « la voix de [leur] cœur et de [leur] sang » (Senghor, dans Hosties noires). Il fait écho à ce que l’écrivaine déclarait lors de son intervention à la foire du livre de Francfort en 1980, à savoir que « [l]es mœurs et coutumes ajoutées à l’interprétation égoïste et abusive des religions font ployer lourdement l’échine [des femmes] ».
Soroptimiste convaincue (elle fut secrétaire générale du Club soroptimiste de Dakar de 1978-1980), Mariama Bâ est une pionnière du féminisme africain et un modèle pour de nombreuses écrivaines africaines (Fatou Diome et Djaïli Amadou Amal, pour ne citer qu’elles). Un chant écarlate est peuplé de personnages féminins hauts en couleur qui complètent les portraits de femmes d’Une si longue lettre. Mireille ressemble un peu à Jacqueline, la jeune femme ivoirienne que l’on croise brièvement dans le roman précédent. Les belles-mères africaines se ressemblent, par leur conservatisme, voire par leur méchanceté (Mère Fatim qui règne « en tigresse » dans son logis et « met la misère » à ses co-épouses). La mère de Mireille, Mathilde de La Vallée, n’est pas plus féministe que les mères sénégalaises. Elle est un modèle de soumission : « Les problèmes de libération de la femme qu’on inventoriait devant elle la laissaient indifférente. Dans sa vie, son mari seul comptait. Elle le choyait, lui obéissait et allait au-devant de ses moindres désirs. »
La réédition d’Un chant écarlate par Les Prouesses, « maison d’édition indépendante, féministe et ouverte sur le monde », conforte la dimension féministe de l’œuvre de Mariama Bâ en inscrivant d’emblée ce deuxième roman dans le champ de « la littérature au féminin ». De la préface d’Axelle Jah Njiké à la postface de Mame Coumba Ndiaye, fille et biographe de l’autrice (« Un combat féministe ») en passant par l’objet lui‑même – avec la belle illustration d’Elke Foltz qui fait danser masques, peignes et mains dans une ronde amoureuse dont on se demande si elle rapproche ou éloigne les partenaires –, la sensibilité féministe qui est au cœur du projet éditorial de Flora Boffy-Prache et Zoé Monti-Makouvia (les « sœurs » fondatrices des Prouesses) prend délicatement en charge le texte pour faire résonner la voix si singulière de Mariama Bâ – entre cri de révolte et chant élégiaque.
Car tout est chant dans ce roman dont la prose musicale reprend au woy (chant) wolof sa puissance d’évocation. La narration est rythmée par des élans lyriques, à l’image de l’invocation qui scande la déambulation-remémoration d’Ousmane – « Intimité des volets clos ! Toits de chaume ! Tuiles roses ! Pierres lézardées ! Clôtures tapissées de fleurs ! Portails en fer forgé ! Baraques boiteuses ! Murs en banco ! Briques rouges des façades ! Plainte du feuillage froissé par les vents ! Ousmane marchait toujours » – et par des chants : hymne à Soundiata Keïta, louanges à Allah, comptines enfantine… Le chant du ndëpp, rituel thérapeutique lébou où le chœur répond aux tambours, semble ainsi se rejouer dans le pathétique duo final de Yaye Khadi et El Hadj Djibril Guèye apprenant que leur fils est blessé – « Lan-la* ? Lan-la ? implorait Yaye Khady. Lan-la ? Lan-la ? orchestrait Djibril Guèye. » Le texte bruisse ainsi de voix qui s’exclament, répondent, invoquent. Ce sont ces voix, perplexes, enflammées, plaintives, qui forment le chœur de ce « chant-roman », pour reprendre la belle expression, forgée par Werewere-Liking dont La mémoire amputée (consacré à une lignée de femme bassa au Cameroun) paraîtra en juin aux Prouesses. Un chant-roman adressé à toutes les sœurs optimistes du monde entier qui se battent pour l’égalité, contre les discriminations.