La révolution en Syrie, les Gilets jaunes, la Commune, 1848 : on pourrait prendre ces faits et dates dans l’ordre ou le désordre, une même trame les unirait sous la plume du narrateur qui se rappelle, qui tisse les liens, dans une langue lyrique. Au centre du livre d’Alain Parrau, il y a Assia, une jeune réfugiée syrienne. Sa rencontre marque le narrateur bien que cela reste fugitif, éphémère, comme dans un fameux poème de Baudelaire.
Alain Parrau, Assia. On verra bien, 84 p., 10 €
Alain Parrau a publié Écrire les camps, autour des Lager et du goulag (Belin, 1995), des poèmes dans Po&sie et des articles dans Lundimatin. Assia est son premier roman. C’est l’histoire d’une rencontre, entre Assia et le narrateur, qui est d’abord celle d’une main : « Cette main me guidait, main dans la main pensais-je c’est ce que nous cherchons partout, au milieu de la vie une main pour m’aider à trouver un chemin. J’avançais maintenant dans une forêt profonde ».
Assia a fui son continent, parmi ces « foules bariolées, assoiffées, affamées, affolées, noircies par la poussière des routes et des plages, blessées par le bois pourri des canots, le ciment des hangars, les sacs qui cisaillent les doigts, le froid qui brûle les lèvres ». Elle a d’abord connu la prison en Syrie, après les manifestations à Daraa, les premiers temps, ceux du soulèvement. Elle a erré sur les routes, a connu la ville dans ce qu’elle a de plus hostile et glacial. Le poète (le mot équivaut ici à romancier) s’adresse à elle, comme il le ferait pour tous les autres : « Tu portais les cicatrices des paysages et des villes qui avaient laissé leurs marques sur ta peau, sur tes mains, des murs qui t’avaient empêchée de marcher, des réveils qui avaient interrompu tes rêves, des coups qui t’avaient obligée d’écrire ce que tu ne voulais pas écrire. »
« Soulèvement », elle aime ce mot. Il fait écho à une phrase de Hugo : « L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité. » Pour lui (à supposer qu’il soit de la génération de l’auteur), les mots de Hugo sont l’antithèse de ces phrases toutes faites, celles des militants, « jargon des dépositaires du sens de l’histoire, des funambules de la révolution qui retombent toujours sur leurs pattes ». Assia vient d’un autre monde, ayant tenu en prison en se rappelant vers et chansons, disant à son compagnon un poème superbe de Saleh Diab. La jeune femme impressionne : « Nous ne te posions pas de questions. Tu nous intimidais ».
Le narrateur songe à d’autres femmes, à Olga Freidenberg, cousine de Pasternak, prise dans le siège de Leningrad, se demandant quel courage ses compagnons et lui pourraient hériter d’Assia, comme langue commune. Il se rappelle Louisette Ighilahriz, combattante arrêtée lors de la bataille d’Alger, torturée par les parachutistes de Marcel Bigeard, sadique et narquois devant elle, qui résiste aux souffrances ; il se rappelle le Tres de mayo tel que le montre Goya. Alain Parrau est profondément engagé. On partage ou pas ses engagements. Ou alors pas tous : « Depuis longtemps la haine de la police nous avait réconcilié avec la haine » : certains mots tuent, quel que soit le contexte, et « haine » en fait partie. Mais on ne saurait s’arrêter là dans la lecture de ce roman, où l’usage de l’imparfait donne comme une toile de fond à ces temps mêlés – ou plutôt, c’est comme si l’on contemplait la fresque des temps, de l’oppression et des combats.
Cet imparfait, c’est aussi celui de la nostalgie. Assia n’est plus là quand le narrateur raconte. Elle est comme ces êtres qui apparaissent et s’effacent chez Nerval, l’un des poètes qui traversent ce court roman, en passager peu clandestin. A-t-elle vraiment été présente ? N’est-elle pas un rêve ? Elle entre dans le café que fréquente le narrateur, écoute, sourit : « Tu étais ici et ailleurs, avec nous et loin de nous, au cœur d’une buée de voix chaudes, d’un tremblement de reflets qui brouillait nos regards. » Nous ne dirons rien de la fin. L’imparfait aura tout exprimé.