La période électorale qui vient de s’écouler en a recensé de belles : les théories du complot se diffusent aujourd’hui à une vitesse jamais enregistrée dans leur histoire, et sont de plus en plus au cœur des débats politiques. Le philosophe anglais Quassim Cassam s’interroge sur leurs fonctions dans un court essai bien enlevé et clair.
Quassim Cassam, Les théories du complot. Trad. de l’anglais par Sébastien Réhault. Eliott, 106 p., 13,80 €
Les théories du complot ne datent pas d’avant-hier (Illuminati, complot judéo-maçonnique, complot jésuitique, négationnisme), ni même d’hier (assassinat de JFK, mort d’Elvis, attaque des Twin Towers, attentat de Charlie Hebdo, covido-scepticisme), mais l’explosion d’internet et des réseaux sociaux les a fait fleurir. Elles ont suscité de nombreuses études, sociologiques, psychologiques, politiques [1], et ont été mises en relation avec des phénomènes propres à la cybersphère tels que les fake news, les bulles informationnelles, la polarisation des croyances, qui témoignent de la dérégulation massive de la communication, de l’autorité et de l’enseignement traditionnels.
Cet effondrement – ou « apocalypse cognitive », pour parler comme Gérald Bronner dans son livre éponyme (PUF, 2020) – soulève des questions qui ne sont pas sans rapport avec les croyances magiques ou irrationnelles (pourquoi les gens croient-ils de telles sottises ?), avec la crise de confiance envers la science (pourquoi nombre de théories du complot ont-elles à voir avec le rôle de la science dans la société ?) et avec la montée de la perception des périls et catastrophes (réchauffement climatique, pollution). Mais elles semblent avoir leurs ressorts spécifiques. On a évoqué des causes psychologiques, telles que la tendance qu’ont les humains à imputer toute catastrophe naturelle à un agent extérieur (Dieu, les aristocrates pendant la Grande Peur de 1789), les biais de confirmation (la tendance à ignorer les preuves qui vont contre nos croyances) et la tendance à croire que des événements de grande ampleur doivent avoir des causes extraordinaires.
Selon certains, on pourra d’autant moins éradiquer ces croyances que les complotistes ont souvent de bonnes raisons de croire à des complots, tout comme les paranoïaques sont quelquefois réellement persécutés (il y a de vraies manipulations de l’opinion, comme dans l’élection américaine de 2016, et Jean-Jacques Rousseau avait de bonnes raisons de se sentir persécuté). Mais qui ira croire que la Terre est plate ou gouvernée par des reptiliens ? Les deux propriétés principales de la plupart de ces théories sont leur caractère parfaitement invraisemblable et le fait que ceux qui y adhérent refusent de simplement considérer les preuves du contraire. Il y a là un puissant ressort cognitif, affectif et social : on désire ne pas savoir. Comme le disait jadis à Socrate le Strepsiade d’Aristophane : « Tu ne me persuaderas pas, même si tu me persuadais ». On aura beau, comme l’a proposé Cass Sunstein, essayer d’« infiltrer » les milieux complotistes pour ruiner leurs constructions imaginaires, ils perdureront.
La thèse principale de Quassim Cassam dans ce petit livre est qu’il ne faut pas aller chercher la raison des théories complotistes dans des ressorts profonds de l’âme humaine, ni dans les transformations induites par le web, mais dans les objectifs politiques de ceux qui les promeuvent et de leurs adhérents. De même, le succès des fake news n’est pas dû seulement à la naïveté de ceux qui les reçoivent. Les gouvernements eux-mêmes promeuvent l’idée qu’il y a des complots, et en particulier quand ils en sont les organisateurs – voir l’incendie du Reichstag ou les procès staliniens. En ce cas, nous n’en avons pas fini, parce que les théories du complot font partie des armes classiques de la propagande, c’est-à-dire de l’art politique du mensonge et de la désinformation. Et elles sont aussi dangereuses que de vraies armes – que l’on songe au nombre de victimes du covid qui croient que ce n’est qu’un bobard.
Il faudrait ici sans doute entrer dans plus de distinctions que Cassam. Les complots diffèrent par leurs domaines, même s’ils tournent souvent autour des mêmes thèmes : antisémitisme, peurs climatiques, maladies, créationnisme. Ils ne sont pas les mêmes selon qu’il est question d’une dissimulation ou d’un complot criminel, selon qu’ils sont répandus par un individu isolé ou par un groupe actif, et selon les pays (les pays musulmans ne croient pas aux mêmes complots que les pays occidentaux). Il faut pouvoir mesurer leur impact (un sondage très discuté est allé jusqu’à avancer que 79 % des Français croyaient au moins à une théorie du complot) et s’intéresser aux différents types de narration qu’ils proposent et en quoi ces narrations proposent toutes un « complot ».
Alors que faire ? Mener, comme les « zététistes », des campagnes de contre-information et promouvoir « l’esprit critique » et la raison ? Mais, comme on l’a remarqué [2], cette stratégie repose sur les mêmes prémisses que celles de nombre de théories conspirationnistes : elles aussi se veulent « sceptiques » et prétendent « tout vérifier par soi-même ». Mais ce n’est pas la méthodologie scientifique ordinaire : la science est œuvre collective, et la plupart du temps les conspirationnistes ne comprennent pas comment les explications scientifiques fonctionnent. Il ne suffit certainement pas de dire que les conspirationnismes sont des formes d’irrationalité tant qu’on n’a pas analysé ces formes, ni de brandir les droits de la raison souveraine. Mais on aura du mal à s’attaquer à ces « théories » si l’on soutient que la raison n’existe pas ou si l’on a, comme Gérald Bronner, une conception essentiellement déterministe des forces qui pèsent sur notre esprit : si le complotisme est scotché en nous comme le sparadrap du capitaine Haddock, à quoi bon chercher à le combattre ? On croyait jadis aux sorcières, on croit aujourd’hui aux complots.
Cassam suggère que ceux qui proposent de renforcer l’éducation des esprits et de cultiver les vertus intellectuelles proposent un emplâtre sur une jambe de bois. Il a en partie raison : il est vrai qu’il ne suffit pas d’être ouvert, intelligent, prudent dans son jugement ou curieux pour éradiquer cet océan de bêtise. Mais il n’en reste pas moins que l’éducation est le seul moyen de résistance et que le retour aux vertus intellectuelles n’est pas un simple schibboleth. Mais la tâche est immense : c’est toute notre culture qui doit subir une réforme intellectuelle et morale.
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Luc Boltanski, Énigmes et complots, Gallimard ; Sebastian Dieguez et Sylvain Delouvée, Le complotisme, Mardaga ; David Coady, Conspiracy Theories: The Philosophical Debate, Ashgate ; Rudy Reichstadt, L’opium des imbéciles, Grasset.
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Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Fayard, et Jean-Baptiste Guillon « Les théories du complot et le paradoxe de l’individualisme épistémique », Diogène 2018/1 n° 261-262. Voir aussi le numéro spécial de la même revue (249-250).