Les historiens Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani éclairent la construction de l’idéologie raciale sur trois continents et trois siècles ; dans un texte foisonnant et audacieux dont on attend impatiemment la traduction française, le philosophe américain Lewis Gordon oppose la réalité humaine à la recherche obsessionnelle de la pureté.
Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle). Albin Michel, coll. « Bibliothèque Histoire », 512 p., 24,90 €
Lewis R. Gordon, Fear of Black Consciousness. Penguin Books, coll. « Allen Lane », 288 p., 20 £
Pour parler de la race, des races, il faut partir du racisme : les sciences sociales comme les sciences du vivant n’accordent pas d’autre réalité que fictive à ces « races inventées pour conforter la domination politique », comme l’écrivent les historiens Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani. Mais cette fiction a structuré des systèmes sociaux, et le racisme est toujours présent, diffus et souvent dénié. Le philosophe américain Lewis Gordon le définit comme « la production institutionnelle d’un statut de non-humain attribué à des groupes d’êtres humains » dans une configuration hiérarchique où certaines races sont réputées supérieures ou inférieures aux autres. Or, l’idéologie raciale selon laquelle les caractères des personnes se transmettent au fil des générations à travers des processus d’abord corporels a une histoire complexe, jamais linéaire, qui s’inscrit dans « l’entrelacs des ordres sociaux, des institutions politiques et des interprétations du monde ». Dans leur ouvrage majeur, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani étudient cette histoire avec minutie durant la période de l’Ancien Régime, telle qu’elle s’est déroulée sur le sol européen mais aussi en Afrique et aux Amériques, c’est-à-dire avant ce qu’Eric Hobsbawm a appelé « l’ère des révolutions », avec la traite esclavagiste et les conquêtes coloniales. Cette histoire est aussi une archéologie, car « aucun de ces moments du passé n’est étranger au débat le plus actuel sur la race et le racisme ».
Prenant le contrepied de l’angle sous lequel est très généralement abordée la question de la race, autour des pratiques de ségrégation et de discrimination, Jean-Frédéric Schaub commence par examiner la naturalisation non du stigmate mais du privilège, et donc la race en tant que distinction nobiliaire. Il en va des hommes comme de certains animaux : leur race doit rester pure. C’est ainsi que le cardinal et humaniste italien Jacopo Sadoleto loue la sagesse de François Ier « de faire spécialement à l’égard des hommes ce que d’autres font pour les chevaux et pour les chiens, de pourvoir à ce que, tant d’un côté que de l’autre, ceux qui se choisissent pour s’unir par les liens sacrés du mariage prennent en considération la race dont ils sont issus, afin que de bons parents naissent des enfants qui soient ensuite utiles au roi et à la patrie ». Les alliances matrimoniales vont dès lors être l’objet d’un contrôle strict, avec l’obsession de la pureté du sang, qui est comme un lait nourricier, une semence et même une sève « qui court dans les branchages des arbres généalogiques où sont représentés le rang et la nature des familles ».
L’inscription de la supériorité dans le sang a joué comme outil de contrôle vis-à-vis des nouveaux ou des futurs anoblis. Dans la péninsule Ibérique, la pureté du sang, l’idéologie de « la limpieza de sangre » est au fondement de ce que l’on peut qualifier d’antisémitisme au sens moderne du terme. Ce n’est plus la religion mais le sang des juifs et des musulmans, porteur au long des générations d’une souillure indélébile, qui exige stigmatisation et persécutions. Peu importe les conversions, souvent survenues à la suite des pogroms et des explosions de violence anti-juive qui éclatent dans toute l’Espagne à partir de la fin du XIVe siècle. Les statuts de pureté de sang édictés par l’Inquisition et revendiqués parfois par des groupes de notables en rébellion contre le pouvoir royal énoncent que « lorsque la race pénètre le lignage elle n’en sort plus jamais, et l’on ne peut la purifier par les descendants ». Une famille « maculée » peut en infecter beaucoup d’autres si, du fait des alliances matrimoniales, les sangs viennent à se mêler. L’objectif est bien ici politique, qui vise à empêcher l’ascension sociale de « nouveaux chrétiens ». Ni la monarchie ni la papauté ne donnent leur appui à « une doctrine qui dénie l’efficacité du sacrement et met en doute celle de la grâce divine ». Le long bras de l’Inquisition s’est étendu jusqu’aux lointaines possessions espagnoles ou portugaises, allant dénicher dans les comptoirs d’Asie (Goa) ou dans les immensités territoriales des Amériques des chrétiens nouveaux soupçonnés de judaïser en secret. Procès, tortures, autodafés et bûchers ne furent pas l’apanage de l’Europe.
Cet antisémitisme médiéval, mais aussi la détestation à l’égard des morisques (les musulmans considérés comme race et non comme religion) et des Gitans, objets les uns et les autres de programmes de liquidation, ont préparé le regard racial porté au moment de l’expansion coloniale sur les Africains, les Amérindiens, mais aussi les Irlandais. Il n’existe pas de solution de continuité entre des processus engagés en Europe et la conquête de territoires lointains. Lorsque les Tudors entament des campagnes coloniales de nouvelles plantations en Irlande, les Irlandais sont déjà désignés comme un peuple de brutes, plus près de l’animalité que de l’humanité. Les ordonnances qui interdisent le mariage – et même les relations sexuelles – entre Irlandais et Anglo-Irlandais relèvent d’une ségrégation de type racial. On brandit à nouveau la menace de la souillure par le sang mais aussi par le lait des nourrices. De retour d’Irlande dans les années 1850, un professeur à l’université de Cambridge, Charles Kinsley, se dit « hanté par ces chimpanzés blancs ».
Jean-Frédéric Schaub montre comment, avec des évolutions, des transformations, des contradictions aussi, l’idéologie de la race fait système à travers la modernité européenne. Les Gitans, « délinquants de race », les morisques, « qui n’auraient jamais abandonné leur nature islamique » et auraient une fâcheuse tendance à faire bien trop d’enfants, et les « judéo-convers, qui dans l’intimité obéiraient aux injonctions du Talmud », constituent la préfiguration puis le miroir des Amérindiens qu’il faut s’efforcer de catégoriser. Plusieurs registres sont convoqués alternativement ou simultanément de manière à exclure les Amérindiens de l’humanité ou à ne les y inclure que partiellement.
La politique de la race propre à la chrétienté militante fait partie des bagages que Colomb et les Ibériques apportent avec eux. Les hommes juifs étaient réputés avoir des menstrues. « Le thème de la féminité de l’homme amérindien court tout au long de l’époque coloniale » : ils ont la peau glabre et de savants traités rapportent que leurs seins donnent du lait. Leur infériorité est inscrite dans un corps féminin. Davantage encore, selon un tribunal de l’Inquisition de Mexico, les Amérindiens seraient probablement les descendants d’une tribu perdue d’Israël. La doctrine de la pureté de sang doit donc continuer à s’appliquer. L’absence de femmes européennes lors des premiers moments de la conquête a pour conséquence la naissance d’enfants nés de l’union entre hommes européens et femmes amérindiennes. Une nouvelle question surgit alors, qui n’est plus celle des conversions mais celle du métissage. De nouveaux descriptifs apparaissent et ne cessent d’évoluer, mais la discrimination fondée sur la race (le sang, la généalogie) continue à écraser « comme une sorte de norme supérieure tous les autres descripteurs d’une position sociale ».
Avec la colonisation de l’Afrique et l’organisation des sociétés esclavagistes dans les empires coloniaux des Européens, c’est l’œil et sa perception de la couleur de la peau qui affirme l’infériorité des groupes dominés. L’honneur, apanage de la noblesse, « se donne à voir par le phénotype de la blancheur immaculée ». L’image des Noirs, présents dans l’espace européen depuis l’Antiquité et avant que l’expansion maritime ne prenne son essor, n’était pas nécessairement négative, mais alimentait interrogations et élucubrations. Fallait-il attribuer cette coloration de la peau au climat, à la malédiction lancée par Noé contre Cham, à un savoir-faire cosmétique, à une impression séminale particulière reçue par la mère ? La traite transatlantique va lier esclavage et noirceur de peau, établir un système de domination à fondement chromatique dans lequel les enfants d’esclaves sont esclaves par naissance. Le stigmate de la noirceur ne s’efface pas lorsque certains esclaves sont libérés. Dans la Caraïbe comme aux Amériques s’impose un ordre racial fondé sur la couleur, avec un corps d’interdits qui sépare les libres de couleur des esclaves, « sans leur ouvrir la perspective d’une égalité statutaire et sociale avec les colons européens » : « l’esclavage et la traite ont fondé une image raciste de l’humanité fondée sur la différence de couleurs de la peau ». Le paradoxe est que le moment d’intensité maximale de la traite correspond, en Europe, à l’époque des Lumières.
Cette correspondance n’est pas que temporelle. Elle renvoie à des contradictions internes que les divers penseurs tentent de résoudre en défendant, comme Voltaire ou d’autres, la thèse du polygénisme selon laquelle il existerait plusieurs espèces d’hommes, ou en dénonçant la traite sans rompre avec une pensée de la race. Les négriers, les planteurs, les colons, n’hésitaient pas à se réclamer explicitement des Lumières, comme en témoignent les noms de certains navires de la traite cités par Silvia Sebastiani : « Le Jean-Jacques », « Le Franklin », « Le Voltaire », ou encore « Le Contrat social ». Un changement de paradigme s’est opéré dans la conception de la race. Avec l’affirmation d’un droit universaliste et égalitaire des êtres humains, il est devenu nécessaire « d’inventer des catégories qui justifient l’inégalité et décrètent la différence ». Philosophes et naturalistes vont s’y employer. L’esthétique est souvent convoquée, avec en arrière-plan une parenté supposée, jusque chez Rousseau, avec les singes, notamment l’orang-outan. L’anatomiste allemand Blumenbach établit, en 1795, une division des races (caucasienne, mongolienne, éthiopienne, américaine et malaise) en vertu de laquelle la race caucasienne est la plus belle.
Les différents registres de la racialisation peuvent coexister. Comme chez Thomas Jefferson qui, en 1787, identifie « la corruption du sang des blancs comme le nouveau problème de l’histoire de l’humanité » ; le troisième président des États-Unis se fonde aussi sur l’animalisation et la théorie esthétique : « Les Noirs reconnaissent leur propre préférence pour les Blancs de manière aussi constante que l’orang-outan préfère les femmes noires aux femelles de son espèce. Une beauté supérieure est considérée comme une circonstance digne d’attention dans la reproduction des chevaux, des chiens, et d’autres animaux domestiques, alors pourquoi pas chez l’homme ? »
À lire ces lignes, on comprend mieux le mot d’ordre « Black is beautiful », cet appel à une contre-culture lancé aux États-Unis et qui sera repris en Afrique du Sud dans le Black Consciousness Movement de Steve Biko. Tout bascule, selon Lewis Gordon, quand on passe de l’adjectif « black », avec une minuscule, à Black Consciousness, de la conscience de ce que c’est que d’avoir la peau noire, avec toutes les conséquences que cela implique, à une affirmation politique de la Conscience Noire. Lewis Gordon, formé à la pensée existentialiste, est d’abord connu, bien au-delà des États-Unis, comme l’un des très grands spécialistes de Frantz Fanon, dont la pensée irrigue tout l’ouvrage. Le livre de Gordon, comme Peau noire, masques blancs, est à la fois très personnel et d’une grande profondeur théorique. La nécessité de l’écrire s’est imposée à lui alors qu’il était atteint d’une forme extrêmement sévère du Covid-19 et pouvait à peine respirer. Or la peur de l’asphyxie, le souci de pouvoir respirer sont la marque même de la conscience noire, comme on le lisait déjà chez Fanon et comme cela s’entend encore au XXIe siècle. Les derniers mots de George Floyd, la nuque écrasée par le genou de l’officier de police Derek Chauvin, ou ceux d’Eric Garner, mort alors qu’un officier de police l’immobilisait en l’étranglant, ont été : « I can’t breathe » (« je ne peux pas respirer »). La Conscience Noire, telle qu’elle s’est manifestée de la révolution haïtienne au mouvement Black Lives Matter, luttes collectives contre l’asphyxie, permet de passer de la peur que l’on éprouve à la peur que suscite cette affirmation de liberté et du droit à une commune humanité.
Né à la Jamaïque, noir et juif de surcroît, Lewis Gordon a découvert sa couleur de peau à l’école primaire du Bronx où il avait été inscrit à son arrivée à New York, quand l’enfant blanc assis à côté de lui l’a interpellé : « How’s it going, nigger ? » Cette première expérience a été suivie de bien d’autres. La conscience d’être assigné à un corps noir habité par une conscience noire est produite, montre-t-il, par le monde blanc, par un monde dominé par la « conscience blanche », la normativité blanche, la conviction que ce qui est bien c’est d’être blanc. La violence policière n’est pas accidentelle ; elle est systémique. Le suprémacisme blanc n’est pas un privilège. C’est une licence qui, jusqu’il y a peu, permettait aux Blancs d’insulter, de dégrader, de mutiler, de violer ou d’assassiner un homme comme George Floyd en s’agenouillant sur son cou pendant neuf minutes et vingt-neuf secondes. C’est aussi la licence de jouir de biens comme l’accès à une éducation de qualité, à la santé, à l’emploi, à des logements décents, à un traitement équitable par la justice, qui, s’agissant des Noirs, mais aussi des descendants des Premières Nations (les « rouges » comme ils se nomment eux-mêmes et comme les appelle Vine Deloria, largement cité par Lewis Gordon), ou encore des basanés (« brown »), sont considérés comme un luxe.
La réponse à cette déshumanisation est à la fois politique et culturelle. Elle s’est d’abord exprimée, aux États-Unis, dans le mouvement Black Power qui a terrifié nombre de Blancs, lesquels reculent à la vue de l’injustice du système qu’ils ont créé, dont ils dépendent et qu’ils cherchent par tous les moyens possibles à rendre invisible. Elle passe aussi par la poésie ou la musique (Lewis Gordon est lui-même musicien de jazz), par la référence à une Afrique imaginaire mais fondatrice. Il faut lire ce texte foisonnant, audacieux, qui convoque la culture populaire à l’appui d’une réflexion radicale, un texte dont on souhaite qu’il puisse être traduit en français.
Entre recherche historique minutieuse sur la naissance et les transformations de l’idéologie de la race et manifeste d’un philosophe américain qui porte l’expérience de la race au plus profond de sa chair, on tient en quelque sorte les deux bouts de la chaine. Ces ouvrages de facture tellement différente ont en commun un profond humanisme. Angela Davis écrit du livre de Gordon que le but ultime de cette affirmation d’une Conscience Noire est la libération « universelle », c’est-à-dire celle de tous les racisés mais aussi celle des « blancs ». À la recherche obsessionnelle de la pureté des idéologies raciales, Lewis Gordon oppose la réalité humaine de la créolisation toujours en devenir. Quant aux deux historiens, ils présentent leur travail comme « le premier – et peut-être le seul – geste de réparation pour les souffrances subies par les ancêtres des descendants d’esclaves ».