Michel Vinaver, Gabriel Garran : tous deux ont joué, de manière différente, un très grand rôle dans la vie théâtrale ; tous deux étaient nés en 1927 et sont morts en 2022, à 95 ans, la même semaine ; tous deux évoquaient souvent leurs vies successives, avaient découvert qu’ils étaient Juifs au lycée et avaient été menacés, adolescents, par les persécutions antisémites.
Michel Vinaver ne recevra plus dans son grand bureau de la rue Dauphine, au milieu de livres, mais aussi de statuettes dogons, précolombiennes ou grecques, de tableaux de Jean Dubuffet, de dossiers remplis de coupures de presse. Il n’ira plus au théâtre voir jouer sa fille, Anouk Grinberg, et ne présidera plus de grandes tablées familiales avec ses quatre enfants, ses huit petits-enfants. Il n’ajoutera pas un titre à la liste de ses pièces. Bettencourt Boulevard ou une histoire de France aura donc été la dernière, inspirée par une affaire dont les protagonistes apparaissaient sous leur véritable nom, publiée en 2014, mise en scène par Christian Schiaretti fin 2015 début 2016. Ainsi se sera terminé un parcours amorcé avec deux romans grâce à Albert Camus, rencontré à New York, lors d’un second séjour d’études universitaires. Michel Grinberg avait pu se réfugier avec sa famille aux États-Unis en 1941, mais il était revenu en France engagé volontaire en 1944-1945.
Une autre rencontre l’avait orienté vers le théâtre, celle de Gabriel Monnet, une des grandes figures de la décentralisation, qui lui commande une première pièce, Aujourd’hui ou les Coréens, mise en scène pour la première fois en 1956. Cette prédilection pour le présent, l’actualité, ne le quitte pas, souvent associée à un arrière-plan mythologique : de la pièce suivante, Les huissiers, dans le contexte de la guerre d’Algérie, comme Iphigénie Hôtel, à l’avant-dernière, 11 septembre 2001, écrite sous le choc de l’évènement. Mais Michel Vinaver refuse l’expression de « théâtre engagé » ; il lui préfère celle de « théâtre orienté ». Une seule fois il a adopté une position nette de refus, avec La visite du chancelier autrichien en Suisse.
La singularité de cette œuvre, d’abord publiée en deux volumes de Théâtre complet par Actes Sud/L’Aire, puis en huit volumes par Actes Sud et L’Arche associés, tient surtout à la place prise par le monde de l’entreprise. Michel Grinberg travaille vingt-trois ans comme employé de la multinationale américaine Gillette, d’abord comme cadre dirigeant, puis comme PDG de filiales européennes. Un certain temps, il sépare complètement cette activité de celle de Michel Vinaver, nom de sa famille maternelle, adopté par l’écrivain. Mais il met un terme à cette césure avec Par-dessus bord, une épopée de sept heures consacrée à une PME familiale spécialisée dans le papier hygiénique confrontée à une multinationale américaine. Le choix du produit témoigne d’une prédilection pour le banal, le trivial, qui se retrouve par exemple dans des pièces telles que Les travaux et les jours ou À la renverse.
En 1982, Michel Vinaver entre dans une nouvelle vie. Il quitte Gillette, non sans consacrer plus tard (en 1998) une pièce, King, au grand patron, inventeur du rasoir à lames jetables, King C. Gillette. Il devient professeur à l’Institut d’études théâtrales de Paris III, puis à Vincennes-Paris VIII. Il avait déjà beaucoup écrit sur sa pratique (Écrits sur le théâtre, éd. de l’Aire, 1982). Il a dû en faire bénéficier les étudiants, comme ceux des départements des lettres et arts du spectacle à Poitiers. Pendant plusieurs jours, il avait alterné ses interventions sur Par-dessus bord, inscrit au programme, et ses retrouvailles de l’art roman avec son inlassable étonnement devant la vie. Cette disponibilité s’est manifestée également pendant la soirée organisée par En attendant Nadeau à la Maison de la Poésie, en 2017, lors d’échanges entre écrivains et critiques, en l’occurrence un dialogue avec la critique dramatique, fidèle chroniqueuse de ses pièces déjà dans La Quinzaine littéraire.
Depuis Jean-Marie Serreau, les metteurs en scène les plus importants, Alain Françon, Jacques Lassalle, Roger Planchon, Christian Schiaretti, Antoine Vitez, ont monté les pièces de cet écrivain qui parlait de « mise en trop », qui aurait parfois préféré une simple lecture, une de celles qu’il pratiquait, encore à un âge avancé, pendant des heures. Puis Michel Vinaver a accepté la proposition de Catherine Anne au TEP de diriger un stage sur deux de ses pièces : Iphigénie Hôtel et À la renverse. Une expérience poursuivie au théâtre Artistic Athévains grâce à Anne-Marie Lazarini, puis aux Amandiers de Nanterre. Fort de ce précédent, il a demandé à Muriel Mayette, administratrice générale de la Comédie-Française, de diriger lui-même les membres de la troupe dans L’ordinaire. Lors de la création du texte, il avait déjà collaboré avec Alain Françon. Ainsi a eu lieu en 2009 l’entrée au répertoire d’une pièce du vivant de son auteur, mise en scène par ce même auteur : évènement digne de l’être exceptionnel qu’était Michel Vinaver : « un Mensch », a dit Anouk Grinberg, à côté du cercueil posé sur le plateau du théâtre de la Colline, lors de la cérémonie d’adieu le 6 mai dernier.
Gabriel Garran ne parcourra plus les rues de son cher troisième arrondissement. Il n’entrera plus au 345, rue Saint-Martin, où était inscrit son nom de naissance, celui de son père mort en déportation, Gersztenkorn. Il ne fréquentera plus « Le Plomb du Cantal », porte Saint-Martin, où nous avions longuement préparé, à l’été 2005, l’hommage à notre ami Noël Kuperman, dit « Napo », célébré au Centre dramatique national d’Aubervilliers. Il retrouvait à cette occasion le plateau si familier de ce théâtre de la Commune qu’il avait dirigé pendant presque vingt ans. Il l’avait inauguré en 1965, ouvrant, avec le soutien du maire communiste André Karman et de son adjoint à la culture Jack Ralite, le premier théâtre permanent en banlieue, inspiré du TNP de Jean Vilar.
Gabriel Garran devenait ainsi le précurseur d’un vaste mouvement, le théâtre hors les murs (de la capitale), selon le titre d’un livre de Philippe Madral. Dans la salle aménagée par René Allio, il innove par sa programmation et ses mises en scène, en majorité d’auteurs contemporains, de Max Frisch avec Andorra à l’ouverture à Arthur Adamov avec Off limits. Gabriel Garran s’était entouré d’une jeune équipe dont les membres, ainsi formés, connaitront ensuite un beau parcours : Josyane Horville, future directrice du théâtre de l’Athénée, Michel Bataillon, futur collaborateur de Roger Planchon au TNP de Villeurbanne, « Napo », directeur technique de plusieurs grands plateaux, du théâtre de Chaillot au Berliner Ensemble.
« Napo » appartenait à l’une des premières vies de « Gaby ». Fils d’un homme mort en déportation, enfant juif caché, il rencontre à la Commission centrale de l’enfance le moniteur Gabriel Garran, qui en devient ensuite le directeur pédagogique adjoint. David Lescot a fait un beau spectacle sur ces colonies de vacances créées par les Juifs communistes après la Seconde Guerre mondiale, destinées à l’origine aux enfants des disparus : La Commission centrale de l’enfance (2008). Déjà Gabriel Garran faisait partager à ces jeunes gens une passion des mots qui ne l’a jamais quitté.
L’homme de théâtre n’a cessé d’écrire : deux pièces, le livre Géographie française (Flammarion, 2014), très belle évocation de son expérience de jeune réfugié dans la France occupée, et, jusqu’à la fin, des milliers de poèmes, certains publiés en recueil par Riveneuve-Archimbaud. Surtout, après son départ d’Aubervilliers, il fonde le Théâtre international de langue française, implanté au pavillon du Charolais de la Villette, où il fait découvrir de nouvelles écritures. Puis, à partir de 2004, il poursuit la même entreprise avec le Parloir contemporain, accueilli en divers lieux, par exemple par la Parole errante à la Maison de l’arbre de Montreuil, créée par Armand Gatti, dirigée par Jean-Jacques Hocquard. Un souvenir parmi tant d’autres : celui, inoubliable, de sa mise en scène de Je serai abracadabrante jusqu’au bout, d’après le journal de Mireille Havet.