Dans le dialogue avec Mathieu Potte-Bonneville qu’elle a publié en 2019 sous le titre Voir venir. Écrire l’hospitalité, Marie Cosnay relevait « l’ironie amère » de cette époque qui « voit s’affronter ceux qui se noient effectivement » et « ceux dont les métaphores redoutent la noyade » que provoquerait, selon eux, « une vague migratoire ». Dans ce climat, remarquait-elle alors, « l’important semble aujourd’hui de se tenir sur la bonne rive de la métaphore ». Des îles et Nos corps pirogues, les deux nouveaux textes de l’écrivaine, filent la métaphore, tout en en constatant la dérive.
Marie Cosnay, Des îles. Lesbos 2020-Canaries 2021. L’Ogre, 296 p., 21 €
Marie Cosnay, Nos corps pirogues. L’Ire des marges, coll. « Majuscules », 167 p., 18 €
Stéphane Bikialo (dir.), Marie Cosnay. Traverser les frontières, accueillir les récits. L’Ire des marges, coll. « Bruits de langues », 150 p., 10 €
Marie Cosnay aime les histoires des autres, « celles qui ont voyagé » étant ses préférées. Elle imagine, à partir d’elles, ses propres fictions, qui ne sont donc pas ses propres histoires. La part d’imagination qu’elle y introduit la prémunit en effet contre le risque de se faire « prédatrice d’histoires » (Des îles), de devenir comme ses semblables : agents de l’État, représentants des Lettres, ou bien simples curieux, dont l’indiscrétion très française ne connaît apparemment ni gêne ni limites lorsqu’elle s’adresse à de nouveaux venus, ou supposés tels.
« Ces gens-là qui posent des questions pour ne pas écouter les réponses » demandent effectivement une histoire, ils l’exigent même, mais au fond ils n’en veulent pas, constatent les interlocuteurs de l’écrivaine. « Les gens qui te demandent et ne comprennent pas n’ont pas d’imagination », écrit Marie Cosnay, bien que ce ne soit pas nécessairement elle qui parle à ce moment où elle écrit, et bien que ce soit elle, peut-être, de nouveau, qui ajoute aussitôt : « L’imagination, c’est la possibilité de comprendre sans vouloir croire à tout prix, ou bien c’est le contraire : croire une chose sans la connaître ni la comprendre. » (Nos corps pirogues)
L’écrivaine entretient à ce sujet le flou, et elle s’y complaît. À plusieurs reprises, dans le petit volume d’études qu’a coordonné sur son œuvre Stéphane Bikialo, Marie Cosnay érige le flou en principe littéraire et politique, dans la mesure, soutient-elle, où « dans le flou, grâce au flou, l’histoire, ou les histoires continuent ». Leur indétermination permet à l’imagination de s’y glisser, et à l’autrice de se confondre avec ses personnages. Une permission qui pourrait là aussi passer pour indiscrète s’il ne s’agissait, comme chez tant d’autres écrivains, que de tirer le flou du côté de la fiction à seule fin de l’y river. Or, par le biais de l’imagination fictionnelle, Marie Cosnay entend non seulement entretenir la dérive, mais découvrir à travers elle des affinités et déterminer ses engagements. « Nous sommes l’un pour l’autre des silhouettes. Il y a une amitié des silhouettes », explique ainsi Marie Cosnay, précisant, dans Des îles : « nous sommes du parti des silhouettes ».
En ce point où le flou et la silhouette convergent, la fiction littéraire rencontre aussi la mise en fiction politique, ou plus exactement elle s’y oppose. « Cette façon contemporaine de ne pas voir ou de voir flous les gens qu’on a glissés hors du droit renoue avec des positions fantasmées, héritées des situations coloniales », relève Marie Cosnay. C’est ainsi qu’à Tanger, par exemple, « des hommes vivent, pas des hommes, des silhouettes, pas des silhouettes, des ombres » (Des îles).
Les silhouettes dont l’écrivaine prend le parti, dont elle remonte les histoires floues jusqu’à en produire « l’épopée maigre, tant le vécu est gros » (Nos corps pirogues), ces silhouettes-là s’avèrent en définitive celles de fantômes, mais de fantômes indécis, car les vivants que les politiques migratoires européennes réduisent à des ombres ressemblent aux morts que ces mêmes politiques font disparaître. « L’Europe est pleine de fantômes, des garçons maigres ont survécu aux sables et aux mers, aux prisons de Libye, aux profiteurs de toutes sortes et ils se noient dans un canal à Paris. » (Des îles)
Ils se noient, au présent, brutalement, et la proximité de cette brutalité empêche qu’une métaphore intervienne afin de doter leur noyade d’une quelconque aura fantomatique, obérant jusqu’à la possibilité que le récit de leurs histoires donne lieu à une mémoire commune. Leur disparition, au contraire, ne fait que confirmer qu’un homme (parfois un enfant) qu’on a réduit à mener une existence de silhouette meurt, non comme une personne, mais tel un fantôme. Nos rues sont parcourues de silhouettes et nos rives jonchées d’ombres ; c’est à leur présence que Des îles et Nos corps pirogues pensent sans cesse.
D’où la sensation, en lisant Marie Cosnay, d’une polyphonie trouée. D’abord parce que certaines voix qu’elle fait entendre font résonner en creux les voix de ceux qui ont disparu, et qui continuent de les accompagner – tels des fantômes pour eux. « Personne ne va sans fantômes » (Des îles) est une phrase qui, dans ce contexte, rend le son étrange d’une note d’espoir, celle de la possibilité d’imaginer une histoire. Ensuite – mais cette trouée seconde est solidaire de la première, intimement liée à elle et fantomatique aussi à sa façon – parce que dans ces textes à trous la métaphore elle aussi pourrait bien disparaître, ou du moins trébucher, ne serait-ce que pour ne pas s’échouer sur la mauvaise rive. La traductrice d’Ovide qu’est Marie Cosnay se demande ainsi s’il est possible, licite, lisible, de renoncer à la métamorphose, à la métaphore, du moins temporairement, c’est-à-dire pour un temps coïncidant avec ce temps-là, qui ne souffre plus de détours.
À cet égard, l’un des torts les plus dommageables qui puisse être fait à ses livres serait de préjuger qu’ils ne regardent pas la littérature parce qu’ils la regardent de manière élémentaire, depuis les éléments qui la constituent : la figure, la description ou le dialogue. Outre qu’il obscurcit à peu de frais la teneur politique de l’entreprise qui anime Marie Cosnay, pareil reproche témoigne d’un singulier manque de rigueur, y compris d’un point de vue littéraire. En effet, si l’élaboration fictionnelle trahit véritablement des manques que l’autrice ne dissimule pas mais qu’elle expose au contraire, il ne suffit pas d’en déduire quelque incapacité de sa part, ou l’insuffisance de sa prose. Encore faut-il s’efforcer de penser le sens esthétique que ces manques recèlent, les raisons de ces trous, les motifs de ces flous – tâcher de faire preuve, au moins, d’un peu d’imagination politique, ne serait-ce que pour s’imaginer soi-même autrement qu’en spectateur absorbé par la contemplation des naufrages.