L’Europe, et en particulier sa frontière Est, vit depuis février une épreuve sanglante comme elle n’en avait pas vécu depuis 1945. Certes, la guerre en Bosnie était un avertissement sévère mais son ampleur était moindre : aucune puissance nucléaire n’en était partie prenante. « La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident », dit Vadim Baranov, héros du Mage du Kremlin, le premier roman de Giuliano da Empoli. L’auteur raconte l’ascension d’un « blond pâle aux traits décolorés, portant un costume en acrylique beige ». On le surnomme le Tsar. Ce pourrait être une biographie, un essai ; le genre romanesque va plus loin.
Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin. Gallimard, 288 p., 20 €
Le narrateur du roman de Giulano da Empoli est en Russie. Il veut rencontrer ce Vadim Baranov, ancien conseiller de Poutine. Celui qu’on appelait le mage du Kremlin a pris ses distances, à tous égards, et vit dans une demeure à l’écart de la capitale. Baranov passe la nuit à raconter. Les rumeurs sur son rôle, sur son existence, l’enfance au temps de l’Union soviétique, l’ascension de Poutine dans une Russie en pleine déliquescence, tout y passe. Les guerres sont là, et les intrigues menées dans le silence, avec cette minutie des puissants qui ne laisse rien au hasard.
Cette nuit faite de révélations, d’explications, de conclusions, rappelle la leçon que donne Vautrin à Rastignac. Certes, le primo-romancier qu’est Giuliano da Empoli est bien loin d’égaler l’auteur de L’envers de l’histoire contemporaine, mais c’est un repère. Si l’on s’intéresse au pouvoir, à ses arcanes, à la façon de le mettre en scène on appréciera Le mage du Kremlin. L’intelligence est là, l’écriture est soignée. En fermant le livre, on a le sentiment de mieux comprendre comment celui qui met l’Ukraine à feu et à sang a pu atteindre le sommet et vivre sa solitude de tyran.
L’enfance et la jeunesse de Baranov peuvent surprendre. Il insiste sur la figure de son grand-père, serviteur des tsars avant la Révolution, miraculeusement épargné par la guerre civile, par les purges et les déportations. Il aimait la chasse, consacrait sa vie à cette activité, dans des coins reculés du pays, lesquels ne manquent pas. Le jeune Vadim lisait Custine, tenait le cardinal de Retz pour un romancier de cape et d’épée, et apprenait ainsi comment on règne. Avec son père, une sorte d’académicien soviétique publiant en série des essais sur la linguistique et le marxisme, il connaissait le privilège de la vertushka, un téléphone pour apparatchik, avec ligne directe vers les maitres, ou le maitre.
Autre privilège, son père avait le droit de projeter, pour un cercle limité d’amis, des films dans la salle de l’académie. Le jeune homme a ainsi vu La prise du pouvoir par Louis XIV. La manière dont le monarque français dépouille ses courtisans constitue un apprentissage précieux. Il pourra le mettre à profit quand le « Tsar », quittant la Loubianka et le FSB pour le Kremlin, doit se défaire d’adversaires. Khodorkovski est l’un d’eux, arrêté comme cela se passait du temps de Staline et des procès, ces « méga-productions hollywoodiennes ». On l’accuse de malversations, on l’enferme, on confisque ses biens. Ksenia, sa compagne, et un temps celle de Baranov, s’écarte de lui. L’oligarque est l’un des symboles du Moscou d’Eltsine : un « bourbier turbulent », une « bulle radioactive », « métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux qui imposaient la loi de la jungle ».
Qui a vu Ivan le Terrible, lu Une saga moscovite de Vassili Axionov, ou regardé les images de propagande mettant en scène Staline, sait quel goût de la « verticalité du pouvoir » anime les chefs russes et leurs thuriféraires. Custine l’écrivait au début du XIXe siècle : « Pour grand que soit cet empire, il n’est qu’une grande prison et l’empereur qui en détient les clés en est le gardien, mais les gardiens ne vivent pas beaucoup mieux que les prisonniers ». Tout ce que Baranov décrit en est la parfaite illustration. On laissera de côté ce que l’on sait de plus évident, la disgrâce (et la mort suspecte) de Berezovski, les curieuses explosions d’immeubles dans la banlieue de Moscou, les prémices du conflit en Ukraine, et notamment dans le Donbass, pour s’attacher à ces fameux détails que le héros ne peut manquer. Avant de servir Poutine, il a étudié le théâtre et conçu les plus incohérentes des émissions de téléréalité pour l’ORT, la chaine de Berezovski. Sans queue ni tête, donc très regardées.
Koni, labrador, est ainsi un héros involontaire, soigneusement choisi par son maitre pour une mise en scène. Le président accueille Angela Merkel à Moscou. C’est la première fois. Il sait que, depuis son enfance, la chancelière a une phobie des chiens. Le labrador l’approche ; elle perd contenance. Poutine feint de ne pas comprendre ; son chien est le plus doux des animaux. Inutile d’épiloguer. Des personnages discutables ou douteux traversent le roman. L’un d’eux, que nous connaissons par le livre d’Emmanuel Carrère, est Limonov, contempteur de la « dé-civilisation » américaine. Il agrège autour de son parti national-bolchevique tout ce qu’il peut y avoir de plus hétéroclite, des artistes conceptuels aux skinheads en passant par les fanatiques religieux, orthodoxes ou bouddhistes. Tout, et d’abord la castagne, plutôt que l’ordre paisible des démocraties. Zaldostanov, mercenaire sévissant en Ukraine, est une autre figure du désordre organisé.
Mais plus grave que les égarements de ces personnages est la fabrication du chaos dont le monde sera victime. Son artisan est un restaurateur et propriétaire de casinos, un certain Prigojine. Une salle remplie d’ordinateurs est le cœur de la manœuvre : semer la discorde via internet est plus efficace que lancer des bombes. Grâce à des clics, on peut tout dérégler. On soutient les végans comme les chasseurs : « Nous n’avons pas de préférence […]. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse ». Giuliano da Empoli est l’auteur des Ingénieurs du chaos, un essai paru en 2019. Trump était président, Marine Le Pen avait quémandé de l’argent à Moscou, et le Brexit l’avait emporté. Passons sur les autres méfaits ou catastrophes.
Le mage du Kremlin s’achève sur le départ de Baranov, sans doute avant la pandémie sur laquelle le pouvoir n’a guère communiqué ou agi. Il mène son existence tranquille avec Xsenia, celle qu’il a toujours aimée. Cette ligne de l’intrigue n’est pas la plus intéressante mais on se doute qu’il faut une histoire d’amour pour rendre le récit moins aride, moins disert. Or disert et intelligent, éclairant, ce n’est pas gênant. En tout cas, jusqu’au bout on réfléchit et on reste passionné : « L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à la guerre. C’était cela la base inébranlable de notre pouvoir, son vice originel ». Et pour nous, Européens, la machine à cauchemars.