Vacances au bled, de Jennifer Bidet, fait circuler son lecteur dans un croisement d’histoires : Français algériens et Arabes blédards, petits-enfants nés en France de grands-parents algériens, vieux immigrés algériens arrivés en 1955 (avec femme et enfants en Algérie) contre Français cosmopolites « sans origine contrôlée ». Chacun y apparaît avec « son héritage » pour le moins contrasté qui justifie le lien, du rêve du retour aux vacances touristiques économiques, du pèlerinage familial au circuit économique pour brasser les affaires.
Jennifer Bidet, Vacances au bled. La double présence des enfants d’immigrés. Raisons d’agir, 320 p., 20 €
« Voyage El-Djazair », « Sirènes voyages, air-mer-charter », « Aigle-azur Air Algérie » : des dizaines d’agences de voyages font le plein de réservations chaque été, moment inédit où des descendants d’Algériens vont devenir soudain des immigrés en posant les pieds à Alger, Oran ou Sétif. C’est la bousculade pour le grand départ, les vacances au bled tant redoutées, le retour pour quelques semaines parmi les cousins qui les regarderont de travers, regards et valises épiés, à l’affut des tics de langage et des cadeaux qui ne seraient pas au rendez-vous. « Ah ! ces Français arabes ! », entend-on à peine arrivé.
Qui n’a observé les voitures se charger de paquets sur la galerie du toit, tendeurs s’étirant sur des ballots de linge ? Dans la remorque, vaisselle, télévisions, appareils en tout genre s’entassent derrière la Renault Espace qui a remplacé la 404 des années 1970. Ils sont trois générations et six personnes à bord. Rapporter des cadeaux, des bougies, du thé, des parfums : surtout n’oublier personne. « Ils nous prennent pour des riches lorsqu’on arrive, alors il faut bien assurer l’image ! », déclare un de ces Français « retournés au bled » pour l’été.
Et chaque année ça recommence : c’est le grand départ. Au milieu de la nuit, ils partiront par dizaines de milliers sur l’autoroute du Sud, direction Marseille. Français, binationaux, entre tour et retour. « Je vais finir ma vie là-bas disent les plus vieux, sans trop y croire ! » ; et les jeunes de répondre : « on y va pour le surf et la plage », en se moquant des « grands blédards » ! Choc des générations. Choc des héritages. Choc des mémoires et des inscriptions imaginaires. Le « retour au pays » est un rituel de longue durée qui fait remonter à la surface de l’amertume pour les plus vieux, de l’hésitation pour les quinquagénaires, une appréhension moqueuse pour les plus jeunes. Chaque génération possède son répertoire de postures, eu égard à une histoire lourde de ressentiments.
Avec le franchissement des frontières nationales, à peine arrivé en Algérie, les capitaux économiques, culturels et sociaux sont ainsi rejoués et réinterprétés : les vieux refusant de quitter Paris malgré la présence de leur famille qui leur lance : « alors, t’as pas changé d’avis ? » ; les quinquagénaires qui n’entretiennent plus la maison familiale au cœur de la ville et qui se font sermonner par les cousins ; les plus jeunes « qui jouent les Français » et certains « qui se les roulent » sur les plages ensoleillées. Grand chambardement provisoire. Toutes les positions sociales sont bousculées, inversées, une richesse accumulée en migration définit une nouvelle position sociale dans l’espace d’immigration. Être considéré comme déviant ici devient normal là-bas, les codes de la réussite divergent autant que ceux du déshonneur. Il en va ainsi, notamment, en ce qui concerne l’amour, le mariage, la réussite des hommes mariés, mais aussi les jeux amoureux des jeunes, qui ont leurs propres codes de distinction.
Comment se jouent ces croisements, ces renversements de positions au fil des histoires enchevêtrées sur une longue durée ? C’est tout l’objet du livre de Jennifer Bidet : il se compose de multiples entretiens de quinquagénaires qui entretenaient, il y a encore quelques décennies, un projet de « retour en Algérie » pour toute la famille et dont les vacances étaient un avant-goût du « grand retour » avec les grands-parents. Projet en chute libre depuis la guerre civile qui débute en 1990 ; un remaniement s’opère alors, pour laisser place à de simples vacances d’été ; la rancœur peut parfois apparaître alors qu’il faut faire le deuil de ce rêve. Le choc s’amplifie après les années 2000 : les relations locales (les commerçants, les familiers) se dégradent quand on fait remarquer aux Français qu’ils viennent simplement « se faire bronzer gratuitement ». C’est une reformulation de la « double absence » suggérée par Sayad : ni totalement Français, ni pleinement Algérien, on leur demande régulièrement : « mais quelles sont tes origines ? ». Immigré ici, immigré là-bas, les petites différences s’agrandissent au cœur des trajectoires de la parenté et des positions sociales.
« Mais alors, la maison ? », lancent les parents aux enfants de vingt à quarante ans, « vous en faites quoi ? » L’accusation est nette. Et la réponse se décline en fonction de la position sociale acquise en France. Car cette maison pour les pères est une manière de matérialiser la réussite de leur émigration qui devrait être confortée par la génération suivante. « Revanche sociale » ? « Affirmation d’un statut » ? « Rester dans le jeu économique local » ? Comme tout héritage, mille questions se posent sur la force des contraintes et les façons de les contourner au profit d’affiliations électives qui ouvrent à d’autres horizons. Il n’en demeure pas moins que « la propriété » est au croisement de ces rapports de parenté et des rapports familiaux locaux.
On s’en aperçoit notamment lors des fêtes de mariage, dans des complexes touristiques privés ou sur des « plages familiales » où l’on est connu, et reconnu par les commerçants qui vous rappellent « votre dette historique ». Bénéficiant d’une certaine aisance, les jeunes de France profitent de cette revalorisation tout en subissant parfois un mépris de classe de la part d’Algériens mieux dotés ; pour leur part, les plus aisés combinent les vacances familiales avec un tourisme culturel et la découverte d’autres régions du pays. La parenthèse enchantée du retour au bled peut tourner au cauchemar pour les « sans possession » : c’est la maison de famille qui fait partage.
À cheval entre la France et l’Algérie, entre parentèle et parenté, entre héritage et statut social, le livre de Jennifer Bidet nous fait sentir toute la douleur qui circule chaque été pour équilibrer les pneus de la dépendance, des échanges réciproques et de la liberté. Il nous rappelle combien les dépendances affectives s’ancrent dans une histoire sociale tout autant que dans un solide glacis familial, des liens souterrains si difficiles d’accès lorsqu’on cherche à comprendre les inscriptions intimes et historiques des individus.