Des apprentissages négatifs

Deux premiers romans, Cabane de Millie Duyé et De nouveaux endroits de Lucile Génin, suivent l’éducation sexuelle et sentimentale d’une jeune fille. Dans ces récits d’apprentissage au féminin, l’intime, et non pas le monde, est le seul espace qui se conquiert. 


Millie Duyé, Cabane. Le Nouvel Attila, 152 p., 17 €

Lucile Génin, De nouveaux endroits. Éditions du sous-sol, 288 p., 19 €


Millie Duyé et Lucile Génin font leur entrée dans la littérature en même temps que leurs protagonistes entrent, elles, dans « l’âge de femme ». Dans De nouveaux endroits, c’est parce qu’elle lit, à dix-sept ans, les carnets d’adolescence de sa mère – désormais régulièrement en cure de désintoxication – que Mathilde accomplit un voyage initiatique en Colombie-Britannique. Elle y découvre une famille, une identité, elle y apprend à mieux connaitre sa sexualité : ainsi, de retour en France, elle parvient à porter plainte pour l’attouchement qu’elle a subi au début du livre. Dans Cabane, une narratrice anonyme grandit derrière l’épais paravent d’un monologue intérieur. De l’enfance à la vingtaine, elle protège sa mère dépressive tout en érigeant des « cabanes » mentales pour elle-même, afin de contenir une identité qui se disperse.

Millie Duyé, Lucile Génin : des apprentissages négatifs

Ces romans, qui prennent des directions opposées par la métaphore qui les anime (la traversée d’un océan ou la construction de cabanes) et détermine la trajectoire linéaire de l’un et le caractère en vase clos de l’autre, présentent le passage à l’âge adulte d’une jeune femme comme l’expérience d’un rapport défensif au monde. Les deux narratrices ont pour modèle une mère qui périclite, sans que soient sondées les raisons de son échec. Cet horizon de détresse qu’elles ne s’expliquent pas les hante et, souvent, se transmet de la mère à la fille : « Elle me dit qu’elle est vieille, qu’elle ne sert plus, comme un vieux chiffon trop troué même pour effacer les taches, il faut la jeter à la poubelle », dit la voix dans Cabane. Quelques pages plus loin, elle reprend cette idée à son compte : « Je suis un objet de sexe féminin qui a peur d’être arrivé à péremption, à l’heure du reclassement.»

Loin d’un Wilhelm Meister ou d’un David Copperfield, nos héroïnes n’ont alors pas le loisir de s’adonner à une étude du monde afin de s’y inventer une place. Vers le phare de Virginia Woolf suggérait, à travers les personnages de Lily Briscoe et de Mrs Ramsay, l’artiste et l’épouse, qu’une femme doit choisir entre le monde et soi. Les narratrices de Millie Duyé et de Lucile Génin ne se posent pas la question et se barricadent contre une menace absolue qui serait à la fois l’âge adulte et le monde extérieur : « La guerre fait rage à l’extérieur et parfois les parois de la cabane ne sont pas assez solides pour étouffer tout le bruit. » Leur apprentissage s’exprime négativement, il s’agit non pas de progresser, de découvrir, mais de réparer, de prévenir. Leurs mères étant divorcées, et la source du mal se trouvant apparemment là (les pères, remariés, se portent bien), les deux narratrices, poussées vers l’intime, s’attèlent à mieux s’habiter elles-mêmes, afin de parvenir à aimer et à se faire aimer. Leurs aspirations mêmes ne sont que des moyens de poursuivre un état d’enfance : la narratrice de Cabane devient comédienne puisqu’au théâtre « il faut juste aimer jouer, à la folie », tandis que Mathilde utilise sa caméra pour documenter son histoire familiale. De nouveaux endroits finit là où Le père Goriot commence, lorsque Mathilde s’installe à Paris pour ses études. Cabane finit sur un regret : « J’aurais dû me laisser de l’espace. »

Millie Duyé, Lucile Génin : des apprentissages négatifs

De l’espace, il y en a peu dans Cabane, un livre résolument tourné vers l’intériorité, jusqu’à la claustrophobie. Les personnages qui peuplent la vie de l’héroïne restent sans contours, ils sont « tu » ou « il », ils sont flous, comme vus à travers de l’eau, jamais entendus directement. Tout ce qui vient du dehors est filtré par la description de ses ressentis. Ses visions sont impressionnistes, ce sont des successions d’images enfantines, un paysage qu’elle ne destine qu’à elle-même : « J’ai une dent de requin autour du cou. Une dent de requin-tigre. C’est comme une canine d’humain avec des minicanines tout le long de la dent. Une dent en scie. Mon père me l’a offerte. Il m’a aussi offert… ».

À première vue, le roman de Lucile Génin, dont la protagoniste n’hésite pas à partir vers l’inconnu, ouvrirait, lui, des espaces. Mathilde a conscience de ce qui la dépasse : « L’horizon gobe mes questionnements alors que les étoiles se lèvent. Je vois le Canada au-delà de la mer, j’écoute le bruissement du monde. J’essaie de vivre là maintenant, d’être une dans le fracas du temps. » Mais sa quête, faite de parallèles dans le temps et l’espace, de liens sous-jacents que la jeune autrice fait habilement émerger, réduit la géographie à une géographie intime. Les forêts qui bordent la côte ouest du Canada incarnent le mystère que représente sa mère (« Comme si elle avait évolué tel un fantôme entre les arbres de la forêt primaire et les lacs de l’île de Vancouver ») et Mathilde se rend à l’autre bout du monde pour la comprendre et se comprendre, sans rencontrer l’altérité.

Dans ces deux cas, les protagonistes se construisent, non sans douleur, une identité féminine. Elles composent avec ce que l’ordre social attend des femmes : ces premiers romans se montrent en cela fidèles au conservatisme du Bildungsroman traditionnel. D’autres écrivaines ont préféré faire imploser ces représentations attendues et chercher un peu d’air dans la dystopie, le fantastique, le grotesque, l’érotisme… Dans Heroes and Villains d’Angela Carter, Marianne fuit le monde civilisé de son père pour rejoindre une communauté de barbares. Dans le conte initiatique et éruptif d’Anne Serre Petite table, sois mise !, la narratrice fuit à quinze ans sa famille pour se précipiter dans les jouissances du monde et du vivre. Les romans de Millie Duyé et de Lucile Génin ne font pas de vagues. À l’instar de leurs héroïnes, ils n’osent s’engager dans une littérature qui puisse inventer, pour les femmes, de nouveaux endroits.

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