Les aquarelles de l’architecte Engel, premier roman de Jukka Viikilä, a reçu en 2016 le plus prestigieux prix littéraire de Finlande. Il se présente comme le journal de Carl Ludwig Engel (1778-1840), architecte allemand qui, à partir de 1816, conçut et réalisa la reconstruction d’Helsinki, la nouvelle capitale du Grand-Duché de Finlande, province anciennement suédoise annexée par l’Empire russe en 1809.
Jukka Viikilä, Les aquarelles de l’architecte Engel. Trad. du finnois par Claire Saint-Germain. Gallimard, 200 p., 19 €
Le journal fictif qui débute à l’arrivée d’Engel à Helsinki se déploie sur trois grandes séquences temporelles, 1816-1824, 1824-1830, 1831-1840, trois grandes phases de l’œuvre architecturale d’Engel à Helsinki, à travers lesquelles on suit l’itinéraire existentiel de l’architecte. Le roman de Viikilä n’est ni une monographie sur Carl Ludwig Engel, ni un roman historique sur la Helsinki du début du XIXe siècle, encore moins un recueil de réflexions esthétiques et philosophiques, bien qu’il en regorge. Ce journal imaginaire décrit une vie totalement consacrée au travail et à la réalisation d’une mission : construire une ville pour le tsar. Mais, au détour d’une séance de travail sur un plan, un dessin d’architecture, d’une conversation de chantier ou d’une étude de terrain, d’une promenade dans la ville ou à la campagne, il dévoile progressivement un homme, déterminé et meurtri, sentimental et impassible, affectueux et rigide, rempli de regrets et de doutes, mais aussi d’une foi inébranlable dans la création, humaine et divine, et dans sa capacité à produire de la beauté. Au fil du journal, Engel se fait plus philosophique. Il prend la plume pour y coucher ses impressions du jour, ses joies, ses tourments, des moments fatidiques autant que des banalités ; c’est un exercice presque prophylactique pour cet homme solitaire, cet étranger condamné à vivre loin de chez lui, prisonnier de sa profession d’architecte.
Jukka Viikilä n’a pas inventé son personnage, il s’est appuyé sur des faits, des archives, en particulier les échanges épistolaires laissés par Engel. L’architecte fut décrit par ses contemporains comme taciturne, réservé, droit et terriblement raisonnable. Le travail semble remplir une vie à laquelle Engel ne trouve par ailleurs pas vraiment de sens. Il écrit : « J’ai suffisamment de travail pour que la vie me semble légère, si remplie que je n’ai plus de temps pour les questions fondamentales ». Et, plus loin, à propos des passions humaines : « Je reconnais certes ces passions, mais entre mes pensées et le monde humain, s’est toujours interposée une place plane qu’il m’est malaisé de franchir sans dévoiler ou perdre la force de mes émotions ; seules mes pensées mûries ont le pouvoir de la traverser sans changer ».
Dans toute la première partie du livre, outre l’architecte lui-même, les principaux personnages sont l’architecture et la ville d’Helsinki, moins celles existantes que celles qui vont surgir dans le futur, imaginées par l’architecte. Engel est un épigone puriste et accompli de l’école palladienne et de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768). Il écrit : « Rares sont ceux qui savent combien d’années d’études vous avez derrière vous avant de pouvoir réaliser un édifice de pur style palladien en sorte qu’il soit entièrement libre de votre patte et puisse être admiré comme le résultat de la tradition. Mon rêve d’architecte est de me distancier si complètement de mes tendances que je me trouve un jour à faire l’éloge d’un bâtiment sans qu’il me souvienne de l’avoir moi-même conçu ». C’est à Saint-Pétersbourg, et non dans sa Berlin natale encore essentiellement baroque et rococo, qu’Engel découvre réalisés les enseignements de Palladio et de Winckelmann : « Lors de ma visite à Saint-Pétersbourg en 1812, mon rêve était devenu réalité ».
Une analyse formelle des bâtiments réalisés et des projets conservés par les archives montre que l’architecture d’Engel appartient à la même famille que celle des grands maîtres pétersbourgeois comme Giacomo Quarenghi (1744-1817), Nikolaï Lvov (1753-1803), Ivan Starov (1745-1808) ou encore Carlo Rossi (1775-1849), bien plus qu’à celle du maître du néoclassicisme berlinois, Karl Friedrich Schinckel (1781-1841), qui fut pourtant un confrère d’Engel à la Bauakademie de Berlin, et au destin brillant duquel Carl Ludwig se mesure constamment dans le journal. L’œuvre interroge assez subtilement la théorie des transferts culturels, et ce livre montre qu’au-delà de ses origines, de son parcours et de sa propre conception de l’architecture, Engel doit incarner par l’architecture et l’urbanisme l’extension des domaines du tsar. Transposant l’école néoclassique pétersbourgeoise dans ce pays de forêts et de roches qu’est la Finlande, il donne ainsi une forme tangible au pouvoir impérial. Helsinki doit être une nouvelle petite Pétersbourg, à la différence près qu’elle sera l’œuvre d’un seul architecte, et qu’elle sera donc tout entière le produit d’une conception aussi monolithique que la roche dont elle est progressivement excavée – image urbaine encore plus abstraite et immaculée que la Palmyre du Nord de Catherine II et Alexandre Ier. L’urbanisme absolu d’une ville coloniale.
Les aquarelles mentionnées dans le titre sont en fait très peu présentes dans le roman. Certes, Engel évoque ses matinées ou ses après-midi passées à esquisser son architecture, depuis les espaces urbains jusqu’au moindre détail des ornements d’un intérieur ou d’un meuble, mais les aquarelles du livre sont peut-être au fond ces morceaux d’écriture journalière, légère et ciselée, pareils à une longue suite de vues d’optique qui dépeignent l’âme de l’architecte, son rapport mélancolique et esthétique au monde qui l’entoure. Engel participe aux affaires du monde avec une forme de répulsion, toute sa vitalité se déploie dans la dimension onirique des plans, des dessins, des aquarelles, et leur prolongement physique, quand les bâtiments viennent enfin à être édifiés : « Le transfert de mon imagination au monde des hommes a réussi ». L’abondance des descriptions sentimentales de paysages, de plantes, de fleurs, les atmosphères Biedermeier des intérieurs, la concordance entre l’environnement et les états d’âme… Nous pourrions retrouver ici un peu de la tradition romantique allemande du roman d’apprentissage et de cette littérature sentimentaliste à la Adalbert Stifter, bien que le journal d’Engel soit bien plus sombre.
Le journal exprime aussi l’amour d’un homme pour sa femme et d’un père pour sa fille. Les deux personnages féminins de Charlotte, l’épouse d’Engel, et d’Emilie, sa fille, deviennent progressivement les personnages centraux du roman. Engel est incapable d’exprimer ses sentiments et son attachement, il y a comme une distance infranchissable qui le sépare de ces femmes, due peut-être aux convenances culturelles en vigueur, à une forme d’incompréhension, voire au sentiment de sa propre infériorité morale et physique : « Comme je suis très loin d’être aussi en vie que les femmes que je rencontre, il me faut construire une ville, afin que mon existence mince et modique s’étende sur une période plus longue et ainsi atteigne le même poids total ». L’installation à Helsinki est un choix cornélien. Le journal s’ouvre sur cette phrase datée du 9 mars 1816 : « J’ai promis à Charlotte que nous resterons à Helsinki six ans ». Engel va regretter toute sa vie d’avoir sacrifié le bien-être de ses proches, dans une contrée froide et lointaine, les exposant à la maladie et à la mort. Le sacrifice de ces deux êtres aimés sera le prix de la gloire et de l’œuvre d’art totale. Le journal est dédié à sa fille Emilie, qui décède quelques mois avant son père. Engel s’interroge sur le devenir de sa ville après sa propre mort : « Cette ville n’est pas née de ce sol, bien qu’elle soit faite en sa roche, c’est l’excroissance d’une nostalgie ».