Faire des poèmes à partir d’audiences pénales, l’exercice parait incongru. Mais cette forme débarrassée du jargon judiciaire permet à Marius Loris Rodionoff de montrer la violence sèche et destructrice de la procédure de comparution immédiate qui, en un temps record, envoie chaque année des milliers de personnes en prison.
Marius Loris Rodionoff, Objections. Scènes ordinaires de la justice. Préface de Nathalie Quintane. Amsterdam, 151 p., 12 €
Depuis près de quarante ans, la procédure de comparution immédiate (CI), héritière des flagrants délits, remplit les prisons françaises. Elle est le bras armé de la politique répressive de l’État, un outil commode pour juger les affaires dites simples en temps réel – ce qui n’est pas du luxe étant donné les délais de jugement, effroyablement longs. Par son immédiateté (les mis en cause sont jugés dans les 48 heures), elle présenterait un aspect dissuasif et sécuritaire.
La CI n’est que l’une des procédures correctionnelles. C’est le parquet qui choisit l’orientation que prendra le dossier, et, dans les faits, quand celui-ci prend le chemin des CI, la prison ferme est généralement l’horizon du prévenu. Ce sont le plus souvent les petits larcins commis sur la voie publique qui atterrissent dans ces audiences, des délits commis par des personnes précaires, sans domicile, étrangers, en récidive (ou un peu tout à la fois), pour lesquels l’incarcération est souvent la seule solution envisagée.
De loin, la CI est la procédure qui envoie le plus de gens en prison. En 2016, 49 000 affaires ont été jugées ainsi, soit 50 % de plus qu’en 2006. C’est dans les tribunaux judiciaires des grandes agglomérations que les expressions de « justice d’abattage » ou de « machine à punir et à enfermer » prennent tout leur sens, puisque y sont jugés une quinzaine de prévenus chaque jour, à un rythme effréné, trente minutes par dossier en moyenne. La comparution immédiate, en cela, tient plus du maintien de l’ordre que de la justice.
La presse regorge de comptes rendus de CI. Comme un journaliste, Marius Loris Rodionoff a décidé d’assister à ces audiences pour en retranscrire certaines. Il explique sa démarche dans une note placée au début de l’ouvrage : « Ces témoignages sont issus des audiences publiques de comparutions immédiates entre 2015 et 2019, aux tribunaux de grande instance de Lille, de Paris et d’Alençon. 10 journées d’audience ont été retenues, à raison de cinq affaires par jour. L’ordre des affaires est celui dicté par les juges. »
Rodionoff a choisi une forme bien différente de l’article journalistique pour rendre compte de son expérience de la comparution immédiate Pour chaque affaire, deux pages. À gauche, un compte rendu des faits. Concise, ciselée, telle une micro-aventure, la présentation de l’affaire prend une forme poétique qui, derrière une objectivité apparente, n’est pas dépourvue d’une certaine ironie critique. Car il ne s’agit pas d’une retranscription fidèle de ce qui est dit à l’audience, encore moins d’un compte rendu exhaustif, avec jargon judiciaire, foultitude de détails et transcription de dialogues, mais d’une retranscription en vers : un montage réalisé par l’auteur à partir de ses propres notes. « Les poèmes de ce livre sont des comparutions : expédiés, nets, pauvres, violents », écrit Nathalie Quintane dans sa préface. Les faits relatés sont ceux que l’on retrouve habituellement en CI : vols à la roulotte, outrages et rébellion, infractions liées aux stupéfiants, violences.
Sur la page de droite, en miroir du poème, une note biographique sur le prévenu. Les personnalités ici décrites sont, également, celles de « clients habituels » des comparutions immédiates. La précarité, la détresse psychologique. L’exil, la drogue et l’alcool, la violence de rue et la misère. En conclusion, la décision : prison ferme. En procédant ainsi, Rodionoff rend la violence de ces audiences par le contraste entre les faits, souvent d’une faible gravité, la vie du prévenu, misérable et propre à susciter la compassion, et la sévérité de la décision, qui semble déconnectée. Ainsi, d’un prévenu ayant brisé la vitre d’une voiture et volé des objets dans l’habitacle :
« Quand on l’interroge
Il ne se rappelle pas les faits
La méthadone le met dans des états seconds
Gaël cherchait de l’argent
Pour acheter de l’héroïne
Il en fume 4 fois par jour
Depuis 15 ans
[…]
12 mois de prison ferme. »
Des cas comme celui-là, il y en a plein le livre de Marius Loris Rodionoff. Les décisions n’apparaissent pas proportionnées, et les juges donnent l’impression d’être « aux fraises », écrit Nathalie Quintane : ils tancent un toxicomane désespéré ou s’offusquent qu’on puisse dérober de bonnes bouteilles de vin, ils menacent d’expulser un immigré soudanais, jugé pour des faits de rébellion, qui a fui les massacres de milices dans son pays. Car, s’il existe des juges doués d’empathie et pourvus de finesse psychologique, certains sont durs, à côté de la plaque, tout bonnement incapables de comprendre l’enjeu humain de leur audience. « D’une poignée de lignes, des vies fracassées, inconcevables pour un juge ; inadmissibles. Faire rentrer cette vie-là dans la case de la prison ferme, l’y caser, c’est d’abord la rendre commensurable », souligne Nathalie Quintane.
Car la procédure de CI, plus que toute autre, incarne la violence de l’appareil judiciaire, et cela se voit à l’intérieur même de la salle d’audience. Les prévenus sont défaits, épuisés, en manque, souffrent parfois de pathologies psychiatriques. Ils ne sont pas écoutés ou presque pas, car les juges n’ont pas le temps de les écouter et de les comprendre, de s’attarder sur leur cas et de trouver une solution pour les tirer de là. Ils ne sont pas là pour ça. Pour nombre d’entre eux, pensent-ils, il n’y a rien à faire sinon les exclure temporairement de la société.
Faits, personnalité, prison ferme : telle est la dialectique de la comparution immédiate La forme poétique de Marius Loris Rodionoff, qui s’inscrit dans la lignée de Témoignage du poète objectiviste Charles Reznikoff (traduit intégralement en français par Marc Cholodenko, P.O.L, 2012), donne une tonalité critique au texte. La juxtaposition avec la notice biographique crée cet effet d’aporie qui vient heurter l’entendement et, peut-être, suscite un sentiment de révolte chez le lecteur. Tout cela parait trop insupportable : c’est l’effet recherché, car la forme ne s’embarrasse pas de nuances qui viendraient relativiser la sévérité du jugement, contrebalancer la violence ressentie. Celle-ci explose au visage du lecteur, sans filtre.
L’exercice pourrait donner l’impression d’une caricature : les méchants juges insensibles envoient de pauvres hères en prison pour préserver la paix du bourgeois. Premièrement, il faut admettre que c’est un peu la fonction de la CI de « préserver la paix » en réprimant la délinquance dite de voie publique, commise par les personnes les plus pauvres ; c’est donc une impression en partie justifiée. Deuxièmement, les caractères des protagonistes ne sont pas en question, et l’auteur ne montre aucune complaisance envers les prévenus. Il n’est pas leur allié, il est un observateur critique d’un bref moment de leur vie – une vie de marge et de délits. Les poèmes de Rodionoff visent la mécanique sociale qui s’exprime à travers cette violence judiciaire, et les remarques « déplacées » des juges qu’il donne à lire en sont une composante, tout comme la misère.
Avec ces cinquante poèmes, Rodionoff livre une chronique sociale pleine d’acuité ; avec un minimum de mots et d’informations, il donne à ses textes un ton ironique et féroce et fait surgir de ses vers la brutalité de l’audience. Les comparutions immédiates, est-ce encore de la justice ? À la lecture du livre de Rodionoff, il semble qu’elles n’ont aucune vertu.