Ce printemps nous ravit tant il nous donne d’occasions de lire Annie Ernaux. Non seulement Gallimard publie une édition augmentée de L’atelier noir, journal d’écriture initialement publié aux éditions des Busclats en 2015, mais les éditions de L’Herne font paraître un superbe Cahier consacré à l’autrice, riche de nombreux textes inédits, notamment d’extraits de son journal. Et, summum du plaisir, Annie Ernaux nous fait cadeau d’un merveilleux récit, Le jeune homme, quelques dizaines de pages dont on goûte chaque mot, chaque phrase, savourant ce bonheur de découvrir un nouveau pan de l’œuvre qui nous accompagne depuis tant d’années.
Annie Ernaux, Le jeune homme. Gallimard, 48 p., 8 €
Pierre-Louis Fort (dir.), Cahier de L’Herne Annie Ernaux. L’Herne, 320 p., 33 €
L’inquiétude exprimée par Annie Ernaux dans l’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet intitulé « Qu’est-ce que ce moi qui voyage ? » (qui prolonge un entretien paru il y a quelques années, « L’écriture au couteau ») concerne l’immobilité d’une œuvre qui se figerait dans le temps, comme si tout était terminé. L’autrice emploie d’ailleurs le terme de « mausolée », effet possible qu’elle veut éviter à tout prix et qui l’a donc longtemps éloignée de l’idée d’un Cahier de L’Herne. Rassurons-nous, tout dans ce volume montre que le piège est évité, tant il est vivant, grâce à la voix de l’autrice que l’on entend majoritairement, grâce aux très nombreux extraits de son journal, grâce à des textes inédits. Les écrits d’écrivains, de cinéastes, d’artistes, d’universitaires, contribuent également à la vitalité de l’ensemble, apportent des éclairages à l’œuvre, en éclairent certains aspects ; ils témoignent aussi et peut-être surtout de l’importance qu’a eue Annie Ernaux dans leur vie.
C’est le mouvement qui l’emporte, parce que l’œuvre de l’écrivaine entre en résonance avec chacun de ses lecteurs depuis ses débuts, au point qu’elle est, pour toujours, infinie. Y compris pour les lecteurs anonymes dont nous sommes. En 1997, Annie Ernaux écrit dans un texte intitulé « La place du lecteur » : « L’idéal : réussir à écrire comme si je devais mourir après avoir fini le livre en cours, dans cette indifférence à tous les jugements que provoque cette hypothèse. Mais, quand j’ai fini, je ne pense plus que je pourrai mourir et j’ai besoin des lecteurs pour savoir ce qu’est mon livre, quelle fonction il peut avoir dans le monde. Ce sont les lecteurs qui rendent mon livre réel, lui assignent, ou non, un usage dans leur vie. »
On en trouve une illustration dans le texte de l’écrivain Patrice Robin qui a fait, comme tant d’autres, mais c’est toujours aussi émouvant, l’expérience de la réminiscence en lisant Annie Ernaux, et qui témoigne de la manière dont l’écrivaine l’a accompagné dans l’écriture de ses propres livres. Ou encore dans le récit que le réalisateur Régis Sauder fait de la genèse de son film J’ai aimé vivre là, né de sa découverte de Cergy et de son rapport fidèle et profond avec l’œuvre d’Annie Ernaux. La générosité de l’écrivaine est présente à chaque page de ce volume, et l’on voit combien écrire, filmer, dessiner, jouer au théâtre, sont autant d’actes créateurs qu’elle a inspirés, nourris ou encouragés. Annie Ernaux rayonne dans ce mouvement infini des mots et des rencontres, des lettres, des photographies, et dans Le jeune homme où ses lecteurs la retrouvent avec délectation, preuve s’il en fallait que l’œuvre se poursuit, que le désir persiste.
C’est bien de retrouvailles qu’il s’agit ici, quelques années après Mémoire de fille (2016), et c’est toujours avec émotion que l’on s’apprête à lire une personne que l’on aime, le cœur vibrant de la crainte un peu secrète de ne pas vraiment la retrouver. Crainte là aussi balayée dès les premières lignes de ce récit qui retrace une histoire d’amour entre Annie Ernaux et A., « le jeune homme ». Faire l’amour et écrire, lien indéfectible immédiatement mis en avant. On se souvient de Passion simple et du journal Se perdre, du texte qui décrit la passion amoureuse envisagée comme une « sorte de don reversé » et ces derniers mots du récit, le « luxe » que cela constitue de « pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme ».
Si l’on pense forcément à Passion simple en ouvrant Le jeune homme, on s’en éloigne pourtant assez vite. D’une part, c’est l’écrivaine qui décide ici, elle n’attend plus les visites au gré du bon vouloir de l’amant. Elle fait venir A. chez elle, ce jeune admirateur timide, espérant ainsi « déclencher l’écriture d’un livre » non pas lié à cette histoire avec A. qui est tout juste naissante, à l’état « d’aventure », mais un livre qu’elle hésite à « entreprendre encore à cause de son ampleur ». Il s’agit de L’événement, paru en 2000. D’autre part, l’objet du livre n’est pas l’histoire amoureuse à proprement parler, mais le temps, la matière du temps et la manière dont l’histoire qui lie Annie Ernaux et A. s’inscrit dans le temps de l’écrivaine, temps de son existence qui prend corps dans l’écriture.
La différence d’âge et la différence de milieu entre les deux amants ne constituent des différences qu’au moment où a lieu l’histoire. Tout les réunit en vérité, autrement dit en écriture. C’est en effet l’écriture qui permet de déployer les différentes périodes, d’entremêler les âges et de faire se rejoindre ces deux amants, non dans l’éternité de l’amour, évidemment, mais dans l’éternité de la vie écrite. Les choses peuvent ainsi « aller à leur terme », et ne sont plus « seulement vécues ». Le récit mêle les époques et les images, dans une condensation lumineuse. L’image de l’embryon s’inscrit en filigrane du Jeune homme, objet de L’événement, texte qui est encore, au moment de l’histoire amoureuse mais aussi d’une partie de l’écriture, à l’état embryonnaire. Que dire alors de ce jeune homme déclarant à Chioggia : « Je voudrais être à l’intérieur de toi et sortir de toi pour te ressembler » ? Embryon expulsé, jeune homme écarté, et naissance d’un texte, arrivé à son terme, dans une condensation temporelle que Le jeune homme rend intelligible dans une langue limpide.
Annie Ernaux écrit en exergue du récit : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été simplement vécues. » On se souvient du titre donné au volume publié dans la collection « Quarto » en 2011 : Écrire la vie. Dix ans auparavant, alors qu’elle écrit Les années, l’autrice note dans son journal : « J’ai si peu l’impression de vivre ce que je vis quand je le vis, qu’il me faut le revivre pour le vivre enfin. » Dans un texte critique inédit sur Proust, elle reprend les mots de celui-ci : « la vraie vie, la seule vie réellement vécue, c’est la littérature », s’interrogeant sur ce qui constitue le « signe de vérité de l’écriture ». L’histoire avec A., qui est le « passé incorporé », n’est pas le fruit du hasard mais l’acmé de la création littéraire comme « signe de la vérité », la vérité du temps. On mesure dans ces quelques dizaines de pages la parfaite maîtrise de l’autrice qui en perce les mystères avec une netteté saisissante. Le jeune homme constitue l’aboutissement éclatant de ce travail entrepris par Annie Ernaux de texte en texte : ouvrir le temps par l’écriture.