Jules Vuillemin et Jacques Bouveresse, qui fut son élève, sont deux des plus grands philosophes français contemporains, même s’ils ont été, au sein de leur époque, relativement marginaux en dépit de leurs positions académiques élevées. Ces deux livres posthumes permettent de mesurer l’ampleur de leurs œuvres et la nature de leur rationalisme.
Jules Vuillemin, Le juste et le bien. Essais de philosophie politique et morale. Édition établie par Baptiste Mélès, David Thomasette, Gerhard Heinzmann et Laurent Menière. Préface de Stéphane Chauvier. Agone, coll. « Banc d’essais », 319 p., 25 €
Jacques Bouveresse, Les vagues du langage. Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ? Seuil, 672 p., 31 €
Au-delà de considérations sociologiques, l’une des raisons pour lesquelles Vuillemin et Bouveresse ont été relativement à l’écart intellectuellement en France est qu’ils n’ont jamais souscrit à l’idée post-hégélienne selon laquelle toute conception philosophique est l’incarnation d’un moment de l’esprit et de la culture – non qu’ils abordent les problèmes philosophiques de manière anhistorique, mais parce qu’ils sont capables aussi de les envisager pour eux-mêmes, en cherchant la vérité au-delà des textes et de l’histoire.
L’œuvre de Vuillemin vise à comprendre la nature et les limites de la raison en sciences et en philosophie. Son maître livre, Nécessité ou contingence (Minuit, 1985), reconstruit les systèmes philosophiques à partir des apories de la nécessité, de la liberté et du destin. Sa réputation d’historien de la philosophie et des sciences a fait oublier qu’il n’a jamais cessé d’être préoccupé par les problèmes éthiques. Ses deux premiers livres sont Essai sur la signification de la mort (PUF, 1948) et (avec Louis Guillermit) Le sens du destin (La Baconnière, 1948). Les éditeurs du Juste et le bien ont donc très bien fait de réunir quelques-uns de ses essais dans ce domaine.
Vuillemin y traite, comme le souligne Stéphane Chauvier, de questions de méta-éthique, le plus souvent à travers des auteurs classiques, comme Aristote, Descartes, Kant ou Anselme, et selon les oppositions qu’il a proposées dans sa classification des systèmes philosophiques : le réalisme pose le juste et le bien comme des réalités objectives et transcendantes, alors que l’intuitionnisme est la thèse selon laquelle la nature des entités (ici des valeurs) dépend de la méthode par laquelle on y accède. Selon ce critère, Épicure, Descartes et Kant sont des intuitionnistes, Aristote et Platon des réalistes. Le scepticisme s’oppose à ces deux thèses à la fois : il réduit le bien et le juste aux apparences et aux conventions qui permettent d’assurer un minimum de paix civile. Cette nomenclature ne recoupe pas complètement les divisions usuelles en méta-éthique contemporaine, qui opposent le cognitivisme au non-cognitivisme, le conséquentialisme au déontologisme, le constructivisme à l’expressivisme, mais elle permet aussi d’en voir les limites. Vuillemin traite de la question de la motivation morale sous l’égide des notions de volonté bonne et de devoir plutôt qu’à partir de la théorie humienne de la motivation (« il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt ») et de la nature des raisons d’agir. Mais il associe, comme les contemporains, la question du scepticisme moral à celle de l’acrasie ou faiblesse de la volonté (Video meliora proboque deteriora sequor). Le fond de sa position est kantien, et donc selon lui intuitionniste, mais il admet l’attraction du réalisme moral.
Les essais de ce livre portent sur la morale de Descartes, sur le droit et la paix perpétuelle selon Kant et sur le sentiment religieux. Trois textes se détachent : un premier sur la tolérance, où Vuillemin rejette clairement les visions hégélienne et marxiste de l’histoire, pour lesquelles il avait encore quelque tendresse dans L’être et le travail (1949), et deux autres sur la théorie de la justice de Rawls. On se serait attendu à ce que Rawls, qui se dit kantien, constructiviste et contractualiste, ait les faveurs de Vuillemin. Mais ce dernier voit dans sa théorie de la justice une forme de conventionnalisme, appliquant la théorie de la décision rationnelle et le calcul intéressé à la raison pratique, ce qui lui semble fort peu kantien. Rawls est un « sceptique amateur de tranquillité ». Cela revient plus ou moins à faire de lui un disciple de Hobbes et de Hume. Cette lecture est discutable, mais Vuillemin pose la bonne question : Rawls peut-il garder la force et l’intégrité de la notion kantienne de raison pratique ? Les théories contemporaines de la raison ont repris cette question [1]. À l’heure où le naturalisme radical en éthique, fondé sur l’évolutionnisme, est supposé nous dire le dernier mot sur les valeurs morales, et où le néo-huméisme vient l’épauler, la position d’un Vuillemin est en porte-à-faux, et à mon sens, sur ce point, correcte.
« Voyez à quelle hauteur s’élèvent ici les vagues du langage ! », écrivait Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques. Jacques Bouveresse donne ce titre (déjà employé par Michael Dummett) à un livre magistral et à bien des égards monumental, dont il ignorait que ce serait son dernier, mais qui met le point final à des recherches dont il nous dit qu’« elles ont commencé il y a si longtemps que cela se passait dans un monde philosophique qui peut à présent faire l’effet d’avoir presque totalement disparu ». Les vagues du langage porte sur les réflexions de Wittgenstein sur les règles, qui courent à travers toute son œuvre, mais qui proviennent essentiellement des Recherches philosophiques et des Remarques sur les fondements des mathématiques. Bouveresse avait abordé ces questions dès Le mythe de l’intériorité (1976) et dans La force de la règle (1987). Une vaste littérature s’est constituée sur ce sujet, essentiellement à partir du livre de 1981 de Saul Kripke, Règles et langage privé (Seuil, 1996), qui prête à Wittgenstein la formulation d’un « paradoxe sceptique », lequel conduirait à douter de l’existence même des règles, et aurait toutes sortes de conséquences, sur la nature de la signification, de la compréhension, de l’esprit, du langage et des mathématiques. Bouveresse en présente ici une analyse et une discussion dont la profondeur dépasse de loin tout ce qui a été écrit sur ce sujet, notamment parce qu’il suit dans le détail toutes les ramifications du problème à travers l’œuvre de Wittgenstein.
Le paradoxe de Wittgenstein, selon Kripke, est le suivant. Imaginez quelqu’un qui n’ait jamais effectué auparavant l’addition de 68 et 57 : au moment où il l’effectue pour la première fois, il donne comme réponse non pas « 125 », mais « 5 ». Nous dirions qu’il n’a pas suivi la règle de l’addition et n’a pas fait la même chose qu’avant. Mais comment le savons-nous ? Peut-être suivait-il une règle déviante, la « quaddition », selon laquelle si x et y sont inférieurs à 57, le sujet additionne normalement, sinon répond « 5 ». Qu’est-ce qui permet de dire que ce sujet a additionné plutôt que « quadditionné », puisque ces deux interprétations sont compatibles avec son comportement ? Généralisant, Kripke soutient qu’on ne sait pas quelle règle un sujet suit.
Le même problème se pose s’il s’agit de déterminer la manière correcte de continuer une suite de nombres : imaginons qu’un sujet applique la règle « +2 » jusqu’à 1000, puis à partir de 1000 écrive 1002, 1004, 1008… Le problème est le même si l’on suppose qu’il existe un état mental qui détermine l’interprétation de la règle, mais aussi si l’on suppose que le sujet a acquis une disposition à additionner plutôt qu’à quadditionner. Le scepticisme s’étend à toutes les notions qu’on peut invoquer en la circonstance : comprendre, signifier, avoir l’intention, avoir l’intuition. Comment savons-nous que « ananas » veut-dire « ananas » et non pas « quananas » ? Dans tous les cas, on a affaire à des notions normatives, et le problème est : comment puis-je savoir que ce qui me semble correct est effectivement correct ? Selon Kripke, si cet argument sceptique est légitime, ce n’est pas seulement parce que la signification est indéterminée, comme le soutient Quine, mais parce qu’il n’y a même pas de fait, psychologique, naturel, ou même idéal, quant à ce que l’on signifie, ou quant à nos intentions, ni à notre compréhension des signes d’un langage.
Bouveresse montre, bien mieux que d’autres commentateurs, que Wittgenstein n’a jamais voulu proposer un tel « scepticisme », ni même soutenir la solution, proposée par Kripke, selon laquelle la façon de suivre une règle est fixée par l’appartenance à une communauté. Wittgenstein entend essentiellement dire que suivre une règle n’est pas l’interpréter (il faudrait une autre règle pour l’interpréter, et ainsi de suite) et dissiper l’illusion platonicienne selon laquelle il y aurait des « rails » qui déterminent la nature de la règle. Dans une analyse exhaustive des textes, Bouveresse suit tous les chemins où mènent les réflexions de Wittgenstein, et notamment les objections à la thèse de Chomsky selon laquelle la connaissance du langage serait un état mental ou cérébral (notons que Bouveresse, s’il est en désaccord avec Chomsky sur la théorie du langage, est souvent proche de lui en politique, ce qui met à mal l’idée que les positions théoriques d’un auteur déterminent ses positions politiques). Il déroule aussi tous les fils qui lient les remarques de Wittgenstein à son opposition au platonisme en mathématiques, et revient, comme dans Le pays des possibles (Minuit 1988), sur la question suivante : Wittgenstein défend-il une forme de constructivisme selon laquelle la vérité mathématique repose sur la démonstration, ou même de finitisme strict ? Bouveresse répond négativement, à travers un examen éclairant des objections de Wittgenstein à Gödel, qui défendait une forme de platonisme (analysée dans des cours inédits).
Le style de Bouveresse ne rend pas toujours facile de déterminer ce qui relève de son commentaire de Wittgenstein et ce qui relève de ses propres positions. Mais il est assez clair qu’il souscrit largement aux positions du Viennois. Souvent, on pourrait penser qu’il adopte, sur toutes ces questions, un point de vue qui, même si ce n’est pas celui de « Kripkenstein », a quelque chose de sceptique : il n’y aurait pas de position stable correcte sur la nature de la signification et de la vérité mathématique. Mais il n’en est rien. Il adopte sur tous ces sujets un point de vue descriptif qui recommande l’attention à l’usage des signes, refusant le mentalisme et le platonisme et toute forme de théorisation hâtive de phénomènes qui, selon Wittgenstein, ne se comprennent que dans le cadre global des « formes de vie » humaines.
On a souvent rapproché cette position d’une conception « anthropologique » ou « sociale » de l’esprit et du langage [2]. Mais, outre qu’il est souvent difficile de voir comment s’articuleraient ces positions, et de dire comment, par exemple, il pourrait y avoir une théorie « sociale » des mathématiques, on peut se demander si les difficultés – parfaitement réelles – que Wittgenstein relève dans les positions de ses contemporains sur la théorie causale de la signification des béhavioristes, le platonisme et le formalisme en mathématiques, ne pourraient pas conduire à des positions moins illusoires que celles qu’il fustige. Pour ne donner que deux exemples, si le platonisme extrême de Frege apparaît comme une impasse, le néoplatonisme proposé par des auteurs comme Crispin Wright est-il aussi problématique ? Et si l’idée, très discutée par Dummett et Davidson, de la possibilité d’une théorie de la signification semble à présent vouée à l’échec, en quoi ces objections ruinent-elles ce projet ? Le fait que l’on ne puisse pas, à l’instar de Chomsky, identifier la compréhension du langage à un mécanisme mental implique-t-il qu’on ne puisse pas considérer les mécanismes, représentations et processus qui sous-tendent la compréhension sans prétendre en donner une explication réductrice ? Faut-il renoncer à expliquer quoi que ce soit de la signification et de l’esprit, et considérer que tous les termes mentaux (croyance, image, mémoire, perception, volonté) désignent des « pratiques » sur lesquelles il n’y a rien à dire ? Si la réponse est, comme le suggère Wittgenstein, que toute tâche explicative revient à embrasser une mythologie et à soutenir qu’on ferait bien mieux d’analyser la signification par l’usage qu’on fait des signes, comment ce type de caractérisation permettrait-il de rendre compte du trait que le Wittgenstein du Tractatus (comme Chomsky) considérait comme essentiel à la compréhension d’un langage, à savoir de pouvoir nous communiquer, à partir d’un ensemble fini de signes, un sens nouveau [3] ?
La lecture de Wittgenstein ressemble souvent à la traversée d’un pays en proie à une pandémie, où l’on peut sans cesse contracter le virus de telle ou telle maladie philosophique, sans avoir d’autre remède que de prendre conscience qu’on en est victime. Il ne sert à rien, suggère Bouveresse, de proposer, à la manière de Derrida, une sorte de platonisme inversé. Le remède ne peut être qu’un retour à l’usage ordinaire, quand le langage ne part pas « en vacances ». Mais, même si l’on n’élève pas le culte de l’ordinaire à une mythologie philosophique de plus, on peut se demander si cela ne revient pas, comme Wittgenstein le suggéra souvent devant ses élèves, à cesser de faire de la philosophie, du moins si l’on renonce à formuler une théorie quelconque.
Wittgenstein peut-il être considéré comme un rationaliste ? On pourrait en douter, non seulement quand on considère ses positions sur la religion, mais aussi quand on voit combien il est sensible à la contingence de nos « jeux de langage » et hostile à toute notion d’une nécessité dans les choses, et à l’idée d’une possible fondation ultime de nos formes de vie. Il ne cesse de parler de règles, mais n’admet pas de normes de rationalité a priori. Pourtant, il n’est pas prêt à pousser le sens de la contingence jusqu’à dire que nos pratiques ne reposent sur rien et pourraient être parfaitement différentes de ce qu’elles sont. À aucun moment il n’est tenté par le relativisme, et il ne souscrit jamais à l’idée qu’une autre logique que la logique classique serait possible. Toutes ses objections aux différentes solutions au problème de la nature des règles reviennent à invoquer la notion de raison plutôt que celle de cause, et à admettre qu’il y a un « espace des raisons ». Mais le cercle des raisons est-il, comme Le cercle de craie causasien, le produit d’une décision ? Certainement pas. Cela fait-il de Wittgenstein un rationaliste ? Sans doute pas, si ce qu’on attend du rationalisme est une position métaphysique et épistémologique. En revanche, si le rationalisme consiste en une conscience aiguë de ce que peut la raison, Bouveresse est bien, quant à lui, un rationaliste, soucieux de ne pas outrepasser les pouvoirs de la raison tout comme il l’est de ne pas souscrire au scepticisme. Mais il ne veut pas aller plus loin. La seule raison qu’on puisse avoir est une raison modeste, et, selon l’expression de Jean-Jacques Rosat, « sobre ». Pour tous ceux qui pensent, comme moi, qu’on peut aller plus loin, cette réponse est à la fois rassurante et frustrante.
Malgré – et certains diraient peut-être à cause de – cela, Bouveresse a été l’un des rares défenseurs véritables (car il y a bien des faux nez) de la raison aujourd’hui. Son ultime livre, même s’il y aura sans doute d’autres inédits, est exemplaire d’une rigueur, d’une honnêteté et d’une exigence intellectuelle qu’il aura incarnées du début à la fin [4].
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Cf. notamment Bruno Langlet et Jean-Maurice Monnoyer (dir.), Raisons, Presses de l’université de Marseille, 2020, et Thomas Scanlon, Being Realistic about Reasons, Oxford University Press, 2014.
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Voir notamment Michel Le Du, La nature sociale de l’esprit, Vrin, 2005, et Louis Quéré, La fabrique des émotions, PUF, 2021.
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C’était la question de Gareth Evans dans « Semantic theory and tacit knowledge », Collected Papers, Oxford University Press, 1985.
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Voir aussi l’hommage de Jean-Claude Monod, La raison et la colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse, Seuil, 2022.