Des personnages dérivant entre plusieurs continents, des idéaux qui tournent à la déconfiture, des disparus, des coïncidences, des voix et des obsessions, tissées dans un récit dont les deux fils, en apparence distincts, finissent par se joindre pour ne plus former qu’une corde unique… au bout de laquelle pèse, trop souvent, l’insoutenable poids d’un cadavre. Les lecteurs de Tierno Monénembo retrouveront dans Saharienne Indigo les caractéristiques récurrentes qui confèrent à l’œuvre de l’auteur guinéen sa tonalité singulière et délicieusement reconnaissable.
Tierno Monénembo, Saharienne Indigo. Seuil, 336 p., 20 €
Saharienne Indigo est un livre à plusieurs entrées. Suivant la piste ouverte dans la dédicace, qui rend hommage aux « victimes du camp B. », on pourra d’abord choisir d’y voir un roman engagé, dénonçant les exactions du régime guinéen – et singulièrement celles qui furent commises au camp Boiro, où étaient torturés et mis à mort les prisonniers politiques du régime de Sékou Touré. La trajectoire littéraire de Tierno Monénembo corrobore indéniablement une telle lecture : décrivant un État postcolonial tombé sous la botte du dictateur Sâ Matraq, son premier roman, Les crapauds-brousse (1979), livrait déjà une critique à peine voilée du régime guinéen, donnant ainsi le la aux nombreux romans de la dictature qui virent le jour en Afrique subsaharienne, de Sony Labou Tansi (La vie et demie, 1979) à Ahmadou Kourouma (En attendant le vote des bêtes sauvages, 1998), en passant par Henri Lopes (Le pleurer-rire, 1982).
Très différentes en apparence, les deux héroïnes de Saharienne Indigo – la Guinéenne Véronique Bangoura, épouse d’un riche aristocrate résidant dans le Quartier latin, et l’agaçante « madame Corre », excentrique « hippie passée de mode » qui hante les terrasses des cafés – sont victimes du même passé sanglant : la première a perdu ses parents dans les geôles de Sékou Touré, la seconde a vu disparaitre son époux, Bôry Diallo, exécuté par pendaison, et leur fils métis, Dian Charles-André, a été « décrété patrimoine national » tandis que sa mère était refoulée hors du pays. C’est d’ailleurs à cet enfant abandonné, parvenu à l’âge adulte et brutalement confronté aux bribes de son histoire familiale décomposée, qu’il reviendra de clôturer le récit.
Sa silhouette accablée, fugitivement entrevue à une table de bar, n’est pas sans rappeler celle de Tierno Alfredo Diallovogui, qui arpentait les rues de La Havane à la recherche de sa famille maternelle dans Les coqs cubains chantent à minuit (2015) : fruit des amours révolutionnaires d’une jeune Cubaine et d’un saxophoniste guinéen, celui qui se faisait appeler El Palenque avait lui aussi assisté au départ forcé de sa mère, exilée de Guinée, avant que son père ne soit exécuté à la mort de Sékou Touré. Là où le touriste cubain menait lui-même l’enquête sur l’histoire de sa naissance, Dian Charles-André se réfugie dans l’ignorance, au point de ne pas supporter la perspective d’hypothétiques retrouvailles : tandis que Les coqs cubains chantent à minuit s’achevait par l’énoncé d’un retentissant carpe diem, Saharienne Indigo s’arrête sur un coup de feu, précédé d’une sombre condamnation : « vous les purs, vous les impurs, pas une messe de plus, personne ne sera sauvé !».
Lorsque l’insistante madame Corre presse Véronique de consigner ses mémoires dans un livre, estimant que « tout type né là-bas [en Guinée] porte un livre à la place du larynx », elle formule une soif de témoignage à laquelle le roman semble donner partiellement satisfaction. Adressé à cette insatiable interlocutrice, il donne en effet la voix à une narratrice réticente, qui, tout en se défendant de tout besoin de raconter (« Ça ne se raconte pas, ces choses-là. À part Primo Levi, comptez-moi les témoins de l’Holocauste ? Et combien cela lui a-t-il coûté en sueur et en sang ? […] On ne cherche pas les feux de la rampe dans ces cas-là, on se cache dans le bois touffu de l’anonymat »), livre le récit morcelé d’une vie tombée sous « la grande hache » de l’Histoire.
Loin des affres de la politique guinéenne, on peut pourtant lire aussi Saharienne Indigo comme un hommage intemporel à l’art, sous toutes ses formes. Comme dans Les coqs cubains chantent à minuit, Tierno Monénembo rend grâces à la puissance de la musique – l’opéra, prisé par le comte Philippe Claude Célestin de Monbazin, mais aussi les disques du Cubain Johnny Pacheco et les chansons de Giani Esposito. Le même aristocrate mélomane se constitue aux quatre coins du monde une collection d’art et d’objets rares, dont la pièce de choix est la Chimalma, une déesse aztèque de la fertilité. Comme l’évanescent grigri qu’est le sassa dans Un attiéké pour Elgass (1993) ou le symbole de la figa dans Pelourinho (1995), cette figurine en terre cuite incarne à la fois la beauté mystérieuse de l’art et sa capacité à franchir les frontières : de même que la figa faisait la traversée de l’Afrique au Brésil et que le sassa perdu finissait vendu à un amateur américain, Chimalma, que son possesseur compare amoureusement à une nouvelle Joconde, circule dans ses bagages de l’Amérique à l’Afrique, en passant par l’Europe, où elle sera subtilisée par un Guinéen de Barcelone.
Le souci de témoigner et de dénoncer n’empêche pas Tierno Monénembo de composer un texte d’une remarquable complexité formelle : Saharienne Indigo prolonge les expérimentations au cœur de la matière romanesque qui culminèrent dans Un rêve utile (1991) – véritable dédale narratif, où seule l’attention aux usages et aux idiosyncrasies de la langue française permettait d’identifier les voix des différents personnages. Plus de trente ans plus tard, Saharienne Indigo reprend pour partie les mêmes formules, en faisant alterner des fragments de roman sis en Guinée, à l’époque de l’enfance, puis de la jeunesse de Véronique Bangoura, et des épisodes situés en France – non plus à Lyon, comme dans Un rêve utile, mais dans le Quartier latin, où les personnages flânent de la rue Mouffetard à la place Maubert, de la Contrescarpe au Jardin des Plantes.
Cette narration fragmentée, dispersée entre plusieurs temporalités et plusieurs continents, prévient toute lecture linéaire du récit et ménage la possibilité constante de surprises et de révélations : celle que l’on croyait assistante de vie se révèle ainsi nantie du titre de comtesse, telle autre n’a pas commis le crime qu’on lui imputait, un troisième, longtemps porté disparu, se cachait finalement sous notre nez. Non contents de voyager encore dans plusieurs continents (en l’occurrence, l’Europe, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud), les personnages changent aussi volontiers d’identité, acquérant des sobriquets ou prenant de nouveaux noms en fonction des circonstances : Véronique Bangoura, dite « la comtesse », est aussi Néné Fatou Oularé, dite Atou, avant de devenir madame la comtesse de Monbazin ; quant à Mathilde Corre, elle répond aussi au nom de Suzanne Farjanel et a été dans une autre vie Madame Diallo. « Les noms sont faits pour tromper et j’ai bien failli m’y laisser prendre », peut dès lors conclure la narratrice.
Cette dernière caractéristique autorise enfin à aborder Saharienne Indigo, non plus comme une expérience narrative innovante, mais tout simplement comme un bon roman policier. C’est d’ailleurs la lecture que semble encourager le titre : le personnage qui se présente vêtu de l’éponyme « saharienne indigo », le visage dissimulé par d’imposantes lunettes noires, est en effet un commissaire de police. Quoique son rôle demeure ponctuel, cet individu patibulaire, dont les apparitions terrorisent les habitués du maquis L’Oxygène, détient l’une des clés fondamentales du récit. C’est en effet sur une scène de crime que s’ouvre Saharienne Indigo, lorsque la jeune Véronique Bangoura s’enfuit de chez elle après avoir tué son père. Dans ce qu’on pourrait considérer comme un renversement du paradigme œdipien, elle apprendra, de la bouche du fameux commissaire, que son parricide n’en était pas un, puisque l’homme qu’elle a assassiné, après avoir repoussé ses avances, n’était pas son géniteur. Ce sera alors le début d’une autre enquête, bien plus complexe que celle qui incombe aux représentants des forces de l’ordre : celle qui jettera Véronique sur les chemins, en quête de ses origines perdues.
Publié alors que son auteur approche des soixante-quinze ans, Saharienne Indigo témoigne de la vivacité et de la cohérence de l’art romanesque de Tierno Monénembo, dont il prolonge les formes et les thématiques récurrentes. Le lecteur pourra l’aborder, alternativement ou simultanément, comme un récit engagé, comme un hommage aux pouvoirs de l’art et de la fiction, comme une audacieuse expérimentation narrative ou comme un excellent polar : il risque bien, lui aussi, de s’y « laisser prendre ».