Si j’étais professeure et que je dusse enseigner la grammaire à des étudiants, des écoliers, des collégiens ou des lycéens, je prélèverais des passages du dernier (et posthume) livre d’Emmanuel Hocquard et je les leur distribuerais. Car il y a chez cet homme une façon d’expliquer et de déshabiller la grammaire dont l’évidence et la simplicité ont un pouvoir enchanteur. Il y a aussi une manière de lier l’enfance et la règle qui pourrait séduire le plus rétif des Antoine Doinel. En un mot, il y a, sous le sérieux, de la légèreté.
Emmanuel Hocquard, Une grammaire de Tanger. P.O.L, 208 p., 18 €
Une grammaire de Tanger n’est pas un ouvrage entièrement inédit. Le livre d’Emmanuel Hocquard comprend une série de cinq textes dûment numérotés déjà publiés par le Centre international de poésie de Marseille dans une collection baptisée « Le Refuge en Méditerranée ». Cette nouvelle édition ajoute un prologue à cette série, ainsi que l’esquisse d’un sixième texte que le poète n’a pas pu achever. Le prologue est constitué de deux lettres adressées à une certaine Élise. Qui est-elle ? Nous ne le savons pas. Pour avoir la réponse, il faudrait interroger emmanuel ponsart, éditeur (sans majuscule) de l’ouvrage.
Qu’importe, ces deux lettres à Élise forment un prélude beethovénien qui annonce tout ce que la série des six textes va développer et préciser. Elles concentrent la vision du monde, l’art et l’esthétique d’Emmanuel Hocquart, indissociables de l’enfance, elle-même indissociable de Tanger, le puits de lumière où il a grandi, baguenaudé, appris à voir et percevoir, à lire et écrire.
Partout, même au plus fort de ses analyses sophistiquées de la grammaire (et il y en a), l’enfant Emmanuel est présent dans cette Grammaire de Tanger, et c’est un plaisir. Il est présent sous forme d’un croquis (une silhouette d’éternel gamin en un éternel noir et blanc), d’un manuel d’exercices de langue française dont la couverture est reproduite, ou du premier poème de l’auteur, écrit en cours élémentaire première année : Emmanuel l’adulte se corrige, se fustige, décèle dans ses vers naïfs et fautifs « l’obéissance servile aux règles » mais aussi le futur écrivain, cet être dont les qualités sont les suivantes, dit-il : « rusé, flagorneur, séducteur ».
Le ton est donné : un humour délicieux accompagne le démontage minutieux du Meccano que l’on appelle grammaire et dore à la feuille les études les plus soigneuses du fin linguiste qu’est Hocquard. Montrer, dire, faire, répéter, imiter, entrainer, dresser : de toutes ces actions admises et acquises la grammaire est constituée, et l’écrivain le rappelle à la fois sans fard et savamment. D’un côté, il convoque ses contemporains et ses modèles : Wittgenstein, Deleuze et Guattari, Barthes (« la langue est fasciste »), Hume et Lucrèce ; ou ses amis poètes et écrivains, notamment les génies du roman policier, Charles Williams et Dashiell Hammett. De l’autre, là encore, il ne cesse de revenir à ses amis d’enfance et à ses habits d’enfant : des anecdotes, des souvenirs et des images – la distinction qu’il établit entre celles-ci (images) et ceux-là (souvenirs) est un modèle de commentaire : subtil, habile et vrai, accessible et percutant.
Jamais sous la plume d’Hocquard l’analyse n’atteint le point où l’on bascule dans une pensée alourdie par l’intellectualisme – l’écrivain s’arrête toujours à temps, braque, recule ou se déporte, brise la ligne, revient brusquement à ce qui est là, sous ses yeux ou sous les yeux de sa mémoire : coquelicots, route, silhouette d’homme ou de femme face à la mer.
Il aère naturellement le fil de ses idées par des instantanés arrachés au temps, ou des trous dans la page, des blancs, ou des retournements et des rapprochements, ou des clins d’œil à lui-même et à ses ouvrages antérieurs, ou encore des insectes – si vous êtes intrigué par le titre de ces lignes, « Des scorpions sous les pierres », allez directement page 143 et lisez la séquence des deux copains attirant les scorpions dans un bocal avant de pique-niquer sur les rochers : un jour, Hocquard acheva une leçon en conseillant à ses étudiants de soulever chaque mot comme s’il contenait un nid de scorpions. Chez lui, les mots sont des pierres vives, des êtres vivants, des animalcules.
Le poète se méfie de l’intelligence (qu’il a grande) et de la culture intensive de celle-ci. Il lui préfère une culture plus extensive, plus intermittente. Évoquant un colloque international de poètes à l’université de Marrakech auquel il participa, il ne manque pas d’épingler la répétition et l’entre-soi de ce genre de rencontres : « comme les gens de la jet-set », dit-il entre deux parenthèses coups-de-coude rieuses. De quoi ont-ils parlé dans ce colloque ? Hocquard ne se rappelle pas, mais il se souvient des aboiements nocturnes des chiens de Marrakech, « révélateurs de quelque chose d’évident que je ne comprends pas ».
Ne pas comprendre et ne pas s’en faire, être savant et se faire dé-savant, se désaccoutumer, écarter, déplacer, retrancher un mot et le jeter dans le vide, déjointer la phrase… en vérité la gymnastique Hocquard requiert une souplesse et une puissance d’écoute exceptionnelles. Elle repose sur une oreille très fine et très exercée, qui sait entendre en même temps, comme dans une quinte ou une tierce, plusieurs notes, plusieurs sens, plusieurs sous-entendus, connotations d’ordres et de modes différents. Ses leçons ont la transparence et l’évidence de qui a le don (osons le mot, même pour ce très lucrétien poète) de la langue et sait le partager.
Même le dernier texte, celui que Hocquard ne put achever, présenté comme un fac-similé de notes tapées et couchées sur le papier, saisit : la pensée, l’avant-pensée, dirait peut-être l’écrivain, est à l’œuvre, vivante, encore fragile, pas tout à fait aboutie – une suspension qui ne dépareille nullement dans ce recueil illustré.
Emmanuel Hocquard a inventé un genre, un vêtement où se mêlent la réflexion et l’image, le poète et l’intellectuel, le cancre et le professeur, le joueur et le calligraphe. Il prise l’absence de hiérarchie, affirme une immense liberté, révèle une rigueur pleine de manquements, énonce des règles qu’il dénonce et détourne comme si les mots étaient des atomes tombés d’un ciel grec, bleu comme le ciel tangérois.