Si Brandebourg était un « thriller rural avec site internet » situé dans la première décennie du XXIe siècle, Cœurs vides, que Juli Zeh a écrit en 2017, nous projette dans l’Allemagne du milieu des années 2020, dont nous nous rapprochons désormais à grands pas : le lecteur aura donc tout loisir d’apprécier la justesse – ou la fausseté – du regard que cette autrice (volontiers considérée comme une digne héritière de Günter Grass ou de Heinrich Böll) porte sur l’évolution de la société allemande et, à travers elle, de toute la société européenne.
Juli Zeh, Cœurs vides. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Actes Sud, 288 p., 22,50 €
Le nouveau roman de Juli Zeh se présente comme une véritable dystopie à la Houellebecq : la menace qui pèse ici sur la démocratie n’est pas une hypothétique islamisation de notre culture, mais l’œuvre d’un mouvement politique autoritaire camouflé en « Comité des citoyens concernés », qui s’est substitué au gouvernement issu des urnes (celui d’Angela Merkel). Tout commence par une banale réunion entre amis : deux couples se préparent à passer avec leurs enfants une soirée décontractée autour d’une bonne table. Mais l’idylle ne durera qu’un temps, car Juli Zeh, en romancière expérimentée qui sait tirer l’un après l’autre les fils d’une intrigue, lève progressivement les secrets qui se cachent derrière cette belle façade.
Le personnage principal est une femme, Britta Söldner, épouse heureuse et mère comblée, qui dirige par ailleurs dans la ville moyenne de Brunswick un étrange cabinet de psychothérapie destiné aux individus suicidaires, baptisé « Le Pont » – celui qui relie deux rives ou celui d’où l’on se jette ? Soigneusement repérés grâce à un algorithme mis au point par son ami Babak Hamwi, un nerd homosexuel irakien des plus talentueux, les « clients » recrutés sont soumis à une batterie de tests physiques qu’on leur inflige comme autant d’épreuves de plus en plus pénibles pour évaluer leur désir d’en finir. Mais, en réalité, les patients qui intéressent Britta ne sont ni ceux qui guérissent ni ceux qui abandonnent la cure en cours de route, mais le petit pourcentage qui résiste aux plus durs traitements sans jamais se décourager : ceux-là seront mis en rapport le moment venu avec une organisation terroriste, peu importe laquelle, afin que leur mort donne enfin un sens à leur vie… et rapporte de l’argent à celle dont le patronyme allemand, qui signifie « mercenaire », semble fait pour souligner sa parfaite indifférence à la cause qu’elle sert.
Si l’idée de Britta de devenir « prestataire de services terroristes » peut sembler saugrenue, elle n’en repose pas moins sur une observation féroce mais objective de la société dans laquelle elle vit, que Juli Zeh dépeint comme un futur déjà avéré. « De nos jours personne ne sait plus ni pour ni contre quoi être », écrit la romancière. Dans l’indifférence quasi générale, ceux qui dans la fiction ont pris le pouvoir après que la rue a obtenu la démission d’Angela Merkel suppriment progressivement tous les acquis démocratiques. De Brexit en Frexit, l’Europe disparait, les organisations internationales comme l’ONU sont moribondes, « et pourtant les gens vont bien, peut-être même mieux qu’avant ». Avec la nouvelle chancelière Regula Freyer, la capitale est rutilante, l’ordre règne. En même temps, un ramollissement général est à l’œuvre, les grands projets collectifs ont cédé la place à l’égoïsme et la majorité des citoyens ont d’ores et déjà choisi la machine à laver contre le droit de vote… Dans cette société caporalisée, penser devient superflu, mais la vie vaut-elle encore la peine d’être vécue quand l’existence est privée de boussole et que le cœur, précisément, est vide ?
Dans cette vision anticipatrice pessimiste où l’être humain se désintéresse du monde et de son avenir, la mort occupe le terrain abandonné. Elle revient sans cesse dans les paroles d’une chanson censée être composée en 2025, qui depuis l’exergue accompagne tout le roman : « Full hands, empty hearts, / It’s a suicide world, / Baby. » Une autre version du no future des punks ? Mais, dans cette débandade générale, quelques-uns résistent à l’apathie… et ce sont précisément ceux qui recourent aux services du Pont pour se fournir en kamikazes fiables : entre autres, les commanditaires d’attentats d’extrême droite ou islamistes, mais aussi les écologistes protecteurs des animaux de Green Power (!) qui rêvent d’une terre d’où les humains malfaisants seraient absents.
Le petit business de Britta ne peut passer inaperçu trop longtemps : dès le début du roman, il est clair que Le Pont a désormais de la concurrence ! Mais qui donc mène dans l’ombre la lutte pour s’emparer des précieuses données concernant les suicidaires prêts à passer à l’acte ? On comprend vite que Britta et Babak ne gênent pas vraiment les autorités qui ne craignent rien plus que les actions menées de manière anarchique par des amateurs mal formés. Parce qu’il a le contrôle sur les auteurs d’attentats, Le Pont en limite pour ainsi dire les dégâts collatéraux en confiant l’exécution à des « spécialistes » motivés qui agiront avec précision ! Mais qu’adviendrait-il si tous les candidats au suicide intervenaient ensemble, jusqu’à devenir une armée qui pourrait déstabiliser le pouvoir autoritaire en place au profit d’une vraie dictature ou, pourquoi pas aussi, du rétablissement d’un gouvernement démocratique ? Les fantômes de la défunte Fraction Armée Rouge d’Ulrike Meinhof ou de Gudrun Ensslin n’ont pas encore sombré dans l’oubli. De quoi mettre en branle forces occultes et services secrets de tous bords.
Il est vrai que Britta, malgré son cynisme, souffre de nausées au spectacle du monde qu’elle contribue à édifier. Finit-elle par retrouver au fond d’elle-même un semblant de raison ? Quand tout est au plus noir, une petite fenêtre semble s’entrouvrir à la fin, comme une lueur d’espoir pour celle qui est peut-être « redevenue un être humain ».
La fable anticipe ce qui pourrait advenir dans un futur pas très éloigné : elle mérite donc d’être lue puisque l’échéance est à nos portes. L’autrice s’y montre plus que jamais écrivaine engagée, comme elle vient d’ailleurs de le prouver en cosignant une lettre ouverte (très discutée) au chancelier Olaf Scholz, à propos de la livraison d’armes à l’Ukraine. Avec ce roman, dont l’écriture simple et directe est bien rendue en français, elle confirme avant tout ses qualités de romancière à l’imagination fertile. Violence, peur, poursuites, retournements inattendus : tous les ingrédients du thriller sont là, mais ce scénario distrayant est aussi un avertissement aux citoyens dont la vigilance s’émousse. Juli Zeh, considérant les évolutions de la société, met en garde ceux qui se replient sur leur confort personnel, qui se désintéressent de la vie publique et n’exercent plus leurs droits civiques. Elle suggère ici que les adeptes de la violence ne sont pas seuls à menacer la démocratie, mais que le pire danger vient peut-être des électeurs eux-mêmes, précisément à cause de leur indifférence.