Après Johanne, Marc Graciano publie un deuxième livre en 2022. Le charivari, beaucoup plus court, s’inscrit également dans le temps du Moyen Âge et le merveilleux profane. Par la simple description d’un château et d’un village, Graciano réussit à raconter une histoire, toujours grâce à une écriture soucieuse avant tout de lier les éléments du réel. Avec Histoire navrante de la mission Mouc-Marc, Frédéric Sounac use pour sa part de l’ironie et de l’absurde, condensant les erreurs du colonialisme et de l’ethnocentrisme dans une sorte d’Au cœur des ténèbres mélomane. En 1899, une expédition vouée à enseigner la musique européenne aux Africains s’élance vers le Niger ; elle se perdra dans les puissances négatives de l’utopie et de l’obsession. Ces deux livres brefs font résolument un pas de côté pour nous emmener sur des chemins littéraires inattendus, pleins de beauté et de plaisir.
Marc Graciano, Le charivari. Le Cadran ligné, 72 p., 14 €
Frédéric Sounac, Histoire navrante de la mission Mouc-Marc. Anacharsis, 128 p., 14 €
Le charivari est formé de trois descriptions successives : d’abord un château médiéval bâti sur un éperon rocheux ; le bourg qui le suit dans la pente ; et enfin le charivari que subit bon gré mal gré le seigneur du lieu, ce « charivari qui venait moquer l’incongruité et le scandale de son deuxième mariage avec la tellement jeune personne qu’était sa deuxième épouse ».
L’eau jaillissant d’une source à l’intérieur du château sert de fil conducteur au texte. En période de crue, elle baigne la chapelle qui contient une très ancienne statue de Christ, peut-être prodigieuse ; puis, devenue torrent, elle dévale les rues du village mais n’inonde pas les maisons tant elles sont habilement construites. Dans cette eau qui déborde sans stagner ni noyer, coule quelque chose du miracle de la vie, de la merveille, du mystère. Fût-il angoissant, comme ce poisson albinos, jeté un jour dans le bassin du château par la source.
Au bas de la pente, la rivière s’étale et s’y retrouvent « le contenu des seaux et baquets d’aisance que les villageois y venaient vidanger », les activités laborieuses polluantes – tuerie, tannerie, teintureries. Celles-ci rendent l’eau si « toxique » que seuls « de gigantesques carassins obstinément sédentaires qui avaient atteint une taille monstrueuse de n’avoir jamais été pêchés, par prévention » peuvent y vivre, échos du poisson affreux surgi dans les hauteurs. Le chenal pollué rejoint une rivière plus grande, mais les latrines de la taverne qui fait aussi bordel donnent dessus, si bien que « les badauds postés désœuvrés sur la passerelle rejoignant l’île voyaient alors comme un triton de chair blanche bourgeonnante et aux yeux semblables à deux points noirs bulbeux dériver lentement dans l’algue sale et obscure », lorsque, grâce aux potions de la vieille apothicaire, les prostituées avortent.
La rivière contient ainsi toute la vie du village dans ses différentes dimensions, des spirituelles aux plus triviales, que le lecteur comprend par les descriptions. Marc Graciano actualise la symbolique médiévale en la mêlant de réalisme pour en faire un récit fascinant dont le personnage est une communauté.
Sans transition avec la vision du fœtus au fil de l’eau, le désir brutalement satisfait auprès des prostituées remonte vers le château dans la foule du charivari, peut-être composé des « badauds » de la passerelle. Le seigneur est contraint d’accueillir en chemise de nuit le tintamarre de villageois et de baladins peints et déguisés en bêtes nues, incarnation d’une lascivité débridée. De faire mauvaise fortune bon cœur en leur offrant à boire et en feignant de rire à leurs mimes et à leurs danses grotesques, jusqu’à ce que le geste d’un enfant, expression de liberté et de désir, lui offre un soulagement.
Comme l’ensemble du texte, ce dernier geste résiste à l’interprétation, ou plutôt il contient plusieurs sens, et avec eux la liberté du lecteur. Par l’extrême précision des descriptions, par une langue qui enveloppe sans solution de continuité (comme certains de ses précédents livres, Le charivari n’est formé que d’une seule phrase) mais qui bouscule par un lexique oublié et par la subversion carnavalesque et par l’étrangeté des images, Marc Graciano nous donne un aperçu en soixante pages de la complexité et de l’ambivalence de la vie collective.
L’Histoire navrante de la mission Mouc-Marc en fait autant, en usant du burlesque et de l’ironie. En 1885, à la conférence de Berlin, Firmin Falaise, « apprenti diplomate et violoncelliste amateur », propose de fonder en Afrique des conservatoires dédiés à l’enseignement de la musique occidentale. Treize ans plus tard, le gouvernement français adopte le projet pour compenser l’humiliation de Fachoda.
La mission pilote est dirigée par une hydre à trois têtes : Falaise lui-même, fonctionnaire paternaliste, le major Tussoine, brute raciste, et le capitaine Mouc-Marc, chef de l’expédition, perfectionniste et psychorigide. Selon les lois du genre, la troupe rencontre des obstacles et égrène ses soldats qui disparaissent un à un ; mais l’originalité d’Histoire navrante de la mission Mouc-Marc vient du rôle de la musique et de la personnalité de son chef. Tandis que Falaise pourrait se laisser aller à s’intéresser à l’Afrique où il s’installe et à la musique locale, tandis que Tussoine est prêt à tout pour obliger les indigènes à arracher de l’or aux rivières, tandis que tous deux, à leur manière, se montrent réalistes, le capitaine est convaincu du bien-fondé de sa mission.
Frédéric Sounac exprime la force de l’idée contre la réalité. Mouc-Marc croit en la supériorité de la musique classique occidentale – même si ce n’est que dans un contexte historique donné et non en elle-même –, en son devoir civilisationnel et donc en la nécessité d’apprendre Bach et le violoncelle aux populations du Niger. Le quatuor à cordes est la « quintessence de la musique, un système de pensée parfait, autosuffisant et intemporel ». D’autant plus que, pour lui, « l’Occident est fini », son temps est en train de passer. Mouc-Marc n’est pas raciste. Il juge les jeunes Français incapables des efforts que fournissent ses apprentis africains : leur « persistance est médiocre, leur énergie débile, leur esprit aussi épuisé que notre triste monde ». Mais, autant que la brutalité de Tussoine, la rigidité du capitaine, sa vision ethnocentriste des Africains comme « terrain neuf » où faire renaître la musique occidentale menacée par la décadence européenne, empêche toute forme de rencontre et ne peut être que mortifère.
Subtilement, Frédéric Sounac nous avait montré au début du livre d’où venaient Falaise et Mouc-Marc : « Ambormoges, ce gros bourg d’extrême-France [qui] offrait sa protection avec une morbidité attirante ». Avec un humour désolé, l’auteur suit la pente désastreuse le long de laquelle roule son héros. Mouc-Marc, incapable de prendre en compte ce qui n’est pas son idéal, transforme la musique savante en une arme coupante, qui exclut les Africains, de bonne volonté mais privés de l’arrière-plan culturel qui la sous-tend, et même finalement Issa, l’élève doué, parce qu’on ne peut pas faire de musique dans un entre-soi solitaire. Si l’expédition tourne à la catastrophe, ce n’est pas la nature hostile des Tropiques qui punit les explorateurs. Cette fois, la déréliction vient d’eux-mêmes.
Frédéric Sounac comme Marc Graciano nous offrent des voyages déroutants, dont l’intérêt vient de leur pouvoir de déstabilisation, qui secoue leurs personnages autant que nos habitudes littéraires.