Aymeric Vergnon-d’Alançon explore les pouvoirs de l’image à travers cinq histoires d’exils et d’errance. Une fiction réparatrice.
Aymeric Vergnon-d’Alançon, Disperser la nuit. Récits du Surgün Photo Club. Éditions art&fiction, 360 p., 14 €
Disperser la nuit est un roman – jusqu’ici tout va bien – sous-titré Récits du Surgün Photo Club – voilà soudain que l’affaire se complique. Le Surgün Photo Club, kézako ? Un club photo, comme son nom semble l’indiquer, mais aussi et d’abord et peut-être un lieu de rendez-vous secret, quoique toujours ouvert, une secte sans religion aucune, un endroit à l’envers, où la nuit le dispute au jour, le rêve à la réalité, la magie à la mémoire : « La soirée que je vais dévoiler n’a pas eu lieu exactement ainsi. C’est ici une fiction. J’y condense différents événements qui sans doute n’ont pu être simultanés. Il est douteux que tous les membres du Surgün Photo Club aient été un jour réunis. Certains sont vite partis (Sebastião Costa par exemple) tandis que d’autres (Ibrahim Babouzad notamment) ont fait une apparition plus tardive dans l’enceinte du club. »
Aymeric Vergnon-d’Alançon est doué pour raconter des histoires à mi-chemin de la vérité et du songe, du document et du mensonge. Il est vraisemblable, à cet égard, que le Surgün Photo Club n’a jamais existé. Ou alors qu’il n’existe plus. Ou peut-être encore un peu ? Tous les indices sont réunis pour qu’on en doute : on sait que le club se situe du côté de Noisy-le-Sec, qu’il a d’abord pris ses quartiers dans une cave, puis ce sera une cuisine, un hangar enfin, dont « l’entrée est légèrement dérobée des regards par un lilas qui fleurit au printemps ». Se succèdent initiés et « maroufles », entendez : « simples utilisateurs ». Les premiers pratiquent une sorte de rituel à partir et autour de quelques bouts de pellicule, allant jusqu’à l’épreuve du feu, littéralement parlant, tandis que les seconds utilisent le labo pour se faire tirer le portrait ou développer des photos banales, permettant ainsi « d’asseoir l’apparente respectabilité du club ». Ajoutez à cela que nous sommes aux alentours de la fin des années 1970, sans savoir toutefois si ce temps-là est la marque certaine d’un hier ou le fantasme d’un aujourd’hui. Voire d’un demain.
Mais revenons au livre, comme on revient sur terre. Car si Disperser la nuit est un récit, par endroits, initiatique, il est aussi roman d’initiation, presque à l’envers. De quoi s’agit-il ? De raconter des histoires d’errance et d’exils, de raccorder des existences et des géographies intimes, comme on raccorde les motifs d’un papier peint. Trois hommes et deux femmes qui s’en vont, s’installent ailleurs, quittent un lieu, revoient le même lieu, apparaissent ici, disparaissent là-bas. On croise leur chemin en Estonie, à Athènes, en Espagne, en Argentine… Ils (Sebastião Costa, Ibrahim Boubazad, Albert S. Pavarius) et elles (Maryon Parque et Leonela Suarez) se perdent et se retrouvent dans des images du passé. Il y a même le fantôme de l’auteur, que l’on soupçonne d’être le narrateur, ou l’inverse, qui prend en charge les vies des uns et des autres. On parlerait de ce geste comme d’une « fiction réparatrice » : « je suis parce que je te suis », telle pourrait être la devise de celui qui s’enfonce dans chaque histoire, comme Alice passe de l’autre côté du miroir : « J’entends les semelles d’Albert qui claquent devant moi. Je mets mon pas dans ses pas. Mon rythme dans son rythme. Quand il va vite, je vais vite, quand il ralentit je ralentis. Tu vois, mon ami, c’est comme si nous dansions. »
Il y a du Sebald en Vergnon-d’Alançon, le Sebald des Émigrants bien sûr, d’Austerlitz encore, l’écrivain plus que soucieux des détails, qui tente de relier la mémoire à l’histoire, sa manière singulière d’utiliser les archives, de les laisser flotter à la surface du récit, et puis, surtout, cette façon de décrire un être qui se métamorphose au contact du temps, quand il ne disparait pas tout simplement dans l’espace : « Au bout d’un moment, je ne sais plus où nous allons. Je suis fatigué, en nage, dans cette moiteur épaisse. Je me retourne vers Albert. Il me sourit toujours. Comme il est jeune ! Comme il est pâle ! Il est de plus en plus transparent, dissous dans le paysage. »
Dire que la photographie joue un rôle fondamental dans ce roman est bien peu dire. Développer, révéler, fixer, ne sont pas de vaines métaphores, les vies s’écrivent comme autant d’épreuves, le noir et blanc des images irrigue le texte tout entier en même temps qu’il en désigne le point aveugle. Ainsi de ces cartes postales que reçoivent la mère de Leonela Suarez puis Leonela elle-même, qui sont comme le vestige d’une scène primitive, la tentation et tentative de faire la lumière sur une origine perdue.
Mais peut-être aurais-je dû commencer moi-même, lecteur en quête de fantômes, par raconter le vrai (?) début de l’histoire. Qui commence un peu avant le début du roman. Car Aymeric Vergnon-d’Alançon est écrivain autant qu’artiste. Pour le dire autrement, il ne cesse de bricoler des images, lesquelles ont d’ailleurs un rapport étroit avec le désormais fameux Surgün Photo Club. Il les a trouvées. Ou bien inventées. Ou les deux. On peut en voir de petits échantillons sur son site, ailleurs dans des expositions. Ceci explique sans doute cela. Le Surgün Photo Club, son existence possible. Ou pas.