Avec James Sacré
Il se dit que James Sacré est certainement le seul poète dont toutes les bibliothèques possèdent un livre. Figurant au catalogue de très nombreuses maisons d’édition, aussi bien dans des collections d’un jour que dans la très sélective « Poésie/Gallimard », l’œuvre de ce poète compte parmi celles qui ont le plus de lecteurs. Le cinquième numéro de notre chronique « À l’écoute » revient sur cinq de ses livres.
James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 278 p., 8,70 €
Parler de James Sacré en quelques lignes est un pari impossible. Tout au plus pouvons-nous essayer de donner envie de le lire ou de le relire. Dans Figures qui bougent un peu, le lecteur est frappé par le lien naturel qui s’établit entre le vers et la prose à l’intérieur même des poèmes. C’est sans doute ce qui permet au poète d’interroger le poème au fur et à mesure qu’il l’écrit, d’allier l’émotion, presque musicale avec son rythme propre, à la pensée : proximité et distance. James Sacré ne marche jamais dans la langue sur une seule jambe. Il y a celle qui avance avec assurance dans un style châtié et celle qui boite, héritée du patois de ses ancêtres, qui prête à son écriture une « allure un peu défaite », savamment déconstruite, propice à exprimer les petits riens des paysages, campagnards ou même urbains : « le charnu rose d’un pot de fleurs », « une touffe de vert prise entre le mur et les nuages », « le vert très foncé les arbres dans le concret du temps ». Les « maladroits accidents dans les poèmes » renforcent l’émotion que l’on ressent quand il évoque par exemple le « visage en herbe dure » de son père. À lire James Sacré, on se demande si c’est dans le réel, la mémoire ou la langue que « les figures bougent un peu », d’où l’impression d’une poésie inclassable, comparable à aucune autre. Alain Roussel
James Sacré, Affaires d’écriture. Ancrits divers. Tarabuste, 224 p., 11 €
Parmi les livres de James Sacré, je reviens toujours à Ancrits (publié d’abord par Thierry Bouchard en 1983). Les lecteurs de Sacré connaissent depuis longtemps la ferme de Cougou, où il a grandi et qu’il a érigée en mythe universel. Dans ce petit recueil joyeux, joueur, qui avance sur une rime, puis sur deux, par bonds de six, sept, huit vers, par strophes de douze vers qui sont ou ne sont pas des sonnets, formule et contrainte libèrent le poème « un peu comme un soulier avec des nœuds ». La disparition de la paysannerie, un des évènements majeurs du XXe siècle, n’entraine ici ni exposé politique ni lamentation. On trouve juste ce qu’il faut d’amour du père, des arbres, des gorets. Un monde simple en apparence, compliqué comme tous les gens simples, où un jeune garçon observe, écoute, découvre sexualité et sensualité, se remplit des mots de la ferme et de l’école. Pas de nostalgie, pas de transcendance, aucun jugement. L’homme qui écrit sait qu’à « la fin du poème il n’y a ni fond ni / pays retrouvé ni paradis pour plus tard ». Il lui reste un bonheur évident, celui du « beau tracteur cœur perdu dans le rouge et le bruit », celui de « quel enfant sage au bord des fruits pour croire / à la lumière au silence au loin maintenant la mémoire ». Paol Keineg
James Sacré et Lorand Gaspar, Mouvementé de mots et de couleurs. Le temps qu’il fait, 70 p., 25 €
Un livre à deux voix ou, si l’on préfère, à deux « voir ». D’un côté, un poète homme d’images : James Sacré ; de l’autre, un homme d’images poète : Lorand Gaspar. Entre les deux, un mouvement, ou, comme le dit joliment le titre du recueil, un mouvementé : de mots et de couleurs, mais pas seulement. De fait, Sacré suit les photographies de Gaspar comme un voyant accompagnerait un voyant. Le poète se « perd aussi bien dans les sables / Que dans l’emportement lent des nuages ». Les mots tremblent devant le visage de cette femme bédouine, cherchant à résoudre cette énigme : « ce qui est échangé / À travers ce qui est montré ». Puis les portraits cèdent la place aux paysages, le noir et blanc aux couleurs. Apprivoiser devient apprendre à nommer : « Un immense moutonnement rouge au loin, après la pente en sédiments verts ; gris sali de noir et le rouge du plateau, d’où l’on regarde. » À la fin, le poète n’est plus qu’un seul et l’image tout entière à lui : « Son œil de pierre aveugle, / Celui de l’appareil photo, ou l’œil d’encre / Du poème arrêté. » Roger-Yves Roche
James Sacré, Mobile de camions couleurs. Photographies de Michel Butor. Virgile, 64 p., 15 €
Dans le vaste paysage de son œuvre, Michel Butor a laissé des photographies prises aux États-Unis dans les années 1960. À « l’instant du cadrage et du déclic », il parle d’« une espèce de concentration, de conscience » qu’on devine familière au poète. Sur les pas de ce Butor photographe, James Sacré propose un voyage poétique autour des truck stops ou des relais routiers américains. Le poète ébauche les camions, restitue la forme de leurs museaux, évoque les silhouettes des conducteurs « pas visibles dans leurs cabines haut fermées ». Attentive aux rythmes et aux couleurs, la poésie de Sacré donne vie à une « immense toile de parcours routiers » où les camions deviennent des carrefours de récits et de questionnements, animés par la même « vigueur aveugle et continue ». Ici, la poésie vient se nicher dans les motifs qui se répètent, les noms qui défilent, les aires de repos qui tendent vers l’infini. En intégrant des fragments du Mobile de Butor où le vertige de la liste ouvre l’horizon de la représentation, Sacré ajoute une couche à cette écriture du regard qui réinvente, au rythme des échos et des rêveries, la fascinante immensité de l’Amérique. Khalid Lyamlahy
James Sacré, Brouettes. Dessins d’Yvon Vey. Obsidiane, coll. « Carré des lombes », 54 p., 13 €
Curieux pari, qui fait son chemin au-delà de ce qui aurait pu rester une provocation, et devient une tentative réussie : faire entrer la brouette dans le monde volontiers lyrique ou philosophique du poème. Brouette sous une tente, brouette pleine de linge ou abandonnée dans un jardin, brouette au marché… Les scènes avec tapis, tuyau d’arrosage et gravats se succèdent. Elles sont réparties dans les trois chapitres d’un livre dont le format carré convient parfaitement aux dessins d’Yvon Vey. Toutes sont l’occasion pour James Sacré de parler des vies ouvrières et rurales qui lui sont chères depuis les années 1970. Les vers et les proses de longueurs inégales, comme volontairement « mal terminées », parlent de scènes surprises dans différents lieux du monde, de la Vendée à Piacenza, de Chichaoua à Locorotondo, traversés au cours d’une existence de grand voyageur. Cela permet à l’auteur de jouer des sonorités de la géographie et de la technique, de varier les rythmes… Il faut le dire : on aime la voir rouler et l’entendre couiner, cette brouette ! Catherine Champolion