Historien de l’art, de la presse et des imaginaires sociaux, Bertrand Tillier propose dans son dernier livre une balade érudite à la poursuite du « Fakir Birman », figure aussi médiatique qu’énigmatique de l’entre-deux-guerres. Amorcée comme une enquête biographique, Ni Fakir ni Birman est plutôt une histoire culturelle des années 1930 : la vie du fameux « Fakir » y joue un rôle de révélateur des transformations historiques davantage qu’elle ne constitue l’horizon véritable du livre.
Bertrand Tillier, Ni Fakir ni Birman. S’inventer une célébrité dans les années 1930. Le Point du jour, coll. « Situation des images », 192 p., 19 €
À propos de l’ouvrage précédent de Bertrand Tillier, Philippe Artières soulignait l’intérêt de l’historien pour ces « sentes parallèles » où « l’objet bizarre » croise les « grands récits ». Ni Fakir ni Birman ne déroge pas à la règle en faisant d’un personnage iconoclaste le sujet et l’acteur privilégié des grandes mutations médiatiques des années 1930 en France.
À la première question qui s’impose à lui – « Mais qui est le Fakir Birman ? » – Bertrand Tillier adosse immédiatement une réflexion plus large – « De quoi est-il le fantôme ? » – qui excède l’interrogation biographique et constituera le cœur de l’enquête. L’identité de ce fakir (en fait un duo constitué de Charles Joseph Fossez, employé stéphanois dans une galerie commerciale, et de son ami Sarim Maksoudian, pas plus fakir ou birman que le premier, mais qui deviendra le visage de leur entreprise de voyance) n’est finalement jamais le vrai enjeu de la recherche. Plutôt que de retrouver les traces de ces individus, il s’agit surtout d’ « examiner les strates et les sédimentations » de l’avatar qu’ils ont créé au sein de la culture populaire de l’époque. L’ouvrage de Bertrand Tillier s’ouvre ainsi sur un « jeu de références imbriquées » qui montre que le Fakir Birman [1] bénéficiait, jusqu’au début des années 1980, d’une certaine notoriété. Des chansons et sketchs de Pierre Dac dans les années 1940 et des films comme Razzia sur la chnouf (1955) d’Henri Decoin et Coup de torchon (1981) de Bertrand Tavernier y font encore allusion, des décennies après que l’entreprise des deux associés eut cessé son activité (1932-1938).
Or c’est bien la célébrité de ce Fakir Birman, cet être « presque fictif », et son « destin de papier » qui motivent le livre de Bertrand Tillier. L’auteur s’intéresse avant tout à la manière dont ses créateurs sont parvenus à assoir la visibilité du Fakir dans l’espace public et à assurer ainsi le succès de leur cabinet de voyance. Charles Joseph Fossez ne réapparait d’ailleurs vraiment qu’aux dernières pages de l’ouvrage pour être aussitôt absorbé dans le personnage qu’il avait créé : la brève notice biographique qui ouvre l’épilogue est suivie de rubriques nécrologiques où l’accent est toujours mis sur le Fakir Birman. Preuve que, jusqu’au bout, la notoriété du Fakir et sa réception médiatique auront compté davantage que la vie de ses instigateurs. À cet égard, le sous-titre du livre, « S’inventer une célébrité dans les années 1930 », révèle, peut-être mieux que le titre lui-même, le véritable enjeu de Ni Fakir ni Birman.
Car l’ouvrage de Bertrand Tillier est bien celui d’un historien : il y interroge les archives, se livre à une critique minutieuse des sources (à commencer par les écrits du Fakir Birman lui-même) et inscrit sa démarche à la croisée de plusieurs chantiers historiographiques qu’il articule de manière convaincante. C’est évidemment une histoire des sciences occultes, dans laquelle l’auteur s’inscrit en faux contre toute une série de contre-modèles sensationnalistes et tapageurs. C’est ensuite et surtout une histoire de la presse où l’on croise les travaux de Christophe Charle, Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty ou Alain Vaillant et à laquelle l’ouvrage de Tillier contribue pleinement. C’est enfin une histoire culturelle, politique et sociale (et tout particulièrement celle de l’entre-deux-guerres), qui donne à la figure du Fakir Birman toute son importance symbolique et symptomatique. Par des jeux d’échelles et de points de vue qu’il emprunte notamment à la micro-histoire, Bertrand Tillier multiplie ainsi les éclairages autour du Fakir et nous permet de prendre toute la mesure du phénomène médiatique. Pour cela, il n’hésite pas à solliciter des philosophes (Adorno ou Arendt), des critiques littéraires (Barthes ou Lejeune) ou des sociocriticiens (Angenot ou Popovic), dont les approches viennent encore enrichir l’enquête historienne. Le dialogue que le chercheur instaure entre les différentes branches de l’histoire et du savoir est à ce titre un modèle d’interdisciplinarité.
En onze chapitres serrés, Bertrand Tillier dessine les différents visages du Fakir Birman et retrace l’ascension de ce « Rastignac de la voyance » jusqu’à sa chute. Formidable communicant qui sut profiter de l’essor des petites annonces dans les journaux, du développement de la photographie et de la publicité, Charles Joseph Fossez va utiliser son ami et complice Sarim Maksoudian pour donner une visibilité à son entreprise. Incarnation sur scène du Fakir, Maksoudian va poser pour les photographes, se produire en spectacle, intervenir à la radio, enregistrer quelques disques et devenir même un improbable starter et sponsor du Tour de France. C’est aussi lui qui répondra, aux côtés de son manager M. Berkel (pseudonyme de Fossez), aux critiques et aux accusations lors de procès médiatisés dont les deux compères sauront tirer profit.
L’historien montre d’ailleurs comment le choix du nom et celui du pictogramme utilisé dans la presse – et qui deviendra pour ainsi dire leur logo – reprennent les codes d’une figure déjà populaire à l’époque : celle du Fakir, que l’on trouve notamment chez Hergé dès Les cigares du pharaon (1932). On aimerait d’ailleurs savoir ce que l’histoire de la colonisation et des représentations pourrait nous dire ici du choix de cette figure et de sa réception médiatique dans la presse de l’époque : le Fakir est en effet indifféremment désigné comme Birman, Hindou ou Libyen.
Véritable « homme-feuilleton », comme le décrit Bertrand Tillier, le Fakir Birman est aussi un « astrologue industriel » qui ne cesse de grossir au cours des années 1930 et finit par embaucher de quinze à cinquante employés selon un mode d’organisation et de division du travail tayloriste. Ce sont d’ailleurs les coulisses de ces « usines à prophéties » que les enquêtes des journalistes Paul Heuzé ou Henriette Nizan, rapportées à la fin de l’ouvrage, dévoileront de manière remarquable. En faisant résonner cette stratégie et cette expansion commerciales avec les théories d’Edward Bernays autour de la manipulation de l’opinion publique ou les travaux plus récents de Marshall McLuhan et de Naomi Klein, l’historien montre que les deux associés sont parvenus en quelques années à forger et à promouvoir une véritable marque.
Au terme de cette enquête à la fois foisonnante et passionnante, deux regrets peut-être. Celui, sans doute un peu naïf car tel n’était pas l’enjeu du livre, de ne pas en avoir appris davantage sur les deux hommes qui se cachent derrière le Fakir Birman. Celui, ensuite, de la forme que l’auteur choisit de donner à son récit, lequel méritait, selon nous, une liberté plus grande. Malgré la brièveté des chapitres qui en facilite la lecture, l’ouvrage reste vertigineusement savant et la multiplication des renvois et des références qui saturent le texte comme les notes de bas de page fait parfois courir au lecteur le risque de se perdre un peu.
On peut ainsi s’étonner que les mots que Bertrand Tillier emploie à propos des Mémoires du Fakir, Mes souvenirs et mes secrets (1946), qu’il décrit comme un « livre au ton léger, voire comique, et à l’écriture alerte », soient repris par l’éditeur en quatrième de couverture. Non que l’écriture de l’historien manque d’allant, bien au contraire, mais on aurait pu attendre une mise en texte et en forme plus originale de la recherche. On guette ainsi avec envie les moments où l’historien prendrait le risque de s’aventurer en dehors, du moins à la lisière de l’écriture académique, pour donner libre cours à quelques extrapolations ou hypothèses biographiques. On regrette surtout que la vingtaine de pages d’illustrations soit reléguée à la fin de l’ouvrage et séparée du reste du propos – relégation d’autant plus dommageable dans une étude qui porte sur la culture visuelle de l’époque. Un dispositif plus hybride aurait sans doute permis une meilleure mise en valeur de cette riche iconographie à laquelle l’historien ne cesse par ailleurs de renvoyer et qu’il analyse brillamment tout au long de l’ouvrage. La tension narrative, la dimension fictionnelle ou le caractère divertissant et ludique loués par Bertrand Tillier dans les interventions et les publications du Fakir Birman auraient ainsi pu servir de modèle au récit de l’enquête-lui-même. Une mise en page et un agencement plus inventifs du récit, jouant de variations typographiques ou proposant des accrochages et des expositions du matériau documentaire, auraient ainsi pu offrir un reflet original aux innovations formelles du Fakir en son temps.
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Nous adoptons, à la suite de Bertrand Tillier, et « contre toute règle typographique », la graphie choisie par le Fakir Birman lui-même.