Les anthologies rassemblant les voix de poétesses contemporaines fleurissent ces dernières années, parmi lesquelles, en France, celle composée par Marie de Quatrebarbes, Madame tout le monde, et, au Québec, l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec (2000-2020) réalisée par Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose. Ces travaux témoignent de la vivacité du champ poétique en France et au Québec et de l’importance de la place des femmes qui en sont le cœur battant. On y découvre des voix trop rarement mises à l’honneur. Le festival des littératures québécoises « Rapailler », organisé par la librairie parisienne Le Monte-en-l’air du 8 au 16 juin, vient réparer ce manque : il rappelle la force de la poésie québécoise en donnant aux poètes contemporaines une place de choix.
Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose (dir.), Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec (2000-2020). Les éditions du remue-ménage, 288 p., 19 €
Marie de Quatrebarbes, Madame tout le monde. Le Corridor Bleu, collection « S!NG », 264 p., 22 €
En France et ailleurs dans le monde, on peut se réjouir de voir un certain nombre de maisons d’édition désireuses de faire entendre les voix des nombreuses poétesses contemporaines qui font vivre le champ poétique. En France, l’anthologie Madame tout le monde, composée par la poétesse Marie de Quatrebarbes, en est un exemple récent. Pierre Vinclair évoque dans la présentation de l’ouvrage la vivacité de la poésie française ces dix dernières années et l’importance de « l’apparition d’un grand nombre de voix d’autrices dont les démarches variées explorent des champs inédits ». « Anthologie de jeunes femmes poètes », Madame tout le monde dessine ainsi la cartographie d’un territoire français poétique féminin mouvant, marqué par l’invention de nouvelles formes. Dans sa très belle préface, Marie de Quatrebarbes affirme à propos des poètes contemporaines : « Elles ne se contentent pas de débiter des poèmes avec un emporte-pièce verbal, ni ne coulent leurs vers dans de petits moules en silicones […]. Non, elles fabriquent elles-mêmes leur moule, souvent le détruisent après usage, et bricolent dans les débris de nouvelles sources de malentendus ».
Marie de Quatrebarbes, à son tour, fabrique son propre moule et invente un dispositif anthologique particulièrement judicieux à travers lequel elle souligne la dimension conflictuelle de l’œuvre des poétesses actuelles en France. Ces dernières s’émancipent de la seule expression du moi à laquelle l’histoire littéraire les a souvent cantonnées, et luttent pour inventer des formes au-delà du livre. Marie de Quatrebarbes met donc en évidence les agencements collectifs créés par ces femmes qui se libèrent du seul poème par la traduction, la publication dans des revues éphémères, la performance… On pourrait d’ailleurs ici se demander si ce n’est pas le cas, au fond, de toutes les minorités, forcées d’inventer de nouvelles manières de créer pour exister et se distinguer dans un champ littéraire particulièrement élitiste. Dans Madame tout le monde, chaque poétesse signe un texte inédit – preuve s’il en est d’une poésie vivante – et « un texte issu de leurs autres pratiques ». L’anthologie naît donc ici d’un geste esthétique hybride qui ne cherche pas simplement à réunir et faire entendre des voix étouffées ; il questionne le sens du travail poétique de ces femmes et interroge la forme même de l’anthologie. Celle-ci fait découvrir des poétesses contemporaines françaises mais offre aussi un regard réflexif et politique sur leur travail et leur condition dans le champ poétique français.
L’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec, préparée par Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose, réussit, elle aussi, dans sa forme même, à rassembler des voix éparses et minorées mais également à offrir une passionnante réflexion sur l’écriture poétique des femmes aujourd’hui au Québec. Le constat sur l’état de la poésie contemporaine féminine québécoise est sensiblement le même que celui dressé, pour la poésie française, dans Madame tout le monde ; la préface de l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec souligne ainsi « l’essor fulgurant » de la poésie québécoise ces vingt dernières années mais également l’invisibilisation des femmes au sein d’un champ qu’elles contribuent pour une grande part à faire vivre. « Trop d’œuvres de femmes sont négligées, voire oubliées », rappellent les autrices. Dans un geste salutaire, Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose donnent à entendre cinquante-cinq voix de femmes, francophones, anglophones ou autochtones, appartenant à différentes générations et originaires de divers territoires du Québec. Les autrices s’attachent elles aussi à montrer que la poésie actuelle des femmes s’écrit dans le livre et hors du livre, à travers la création de revues, maisons d’édition, plateformes numériques, performances, lectures, spectacles…
Catherine Cormier-Larose et Vanessa Bell présentent avec soin, par ordre alphabétique, chaque œuvre. À l’inverse de Madame tout le monde, qui adopte une posture plus esthétique, les autrices font un choix plus traditionnel et sans doute plus politique qui a le mérite d’offrir des points de repère précieux dans un paysage littéraire méconnu en France. L’anthologie apparaît comme un outil précieux, particulièrement exportable au-delà de l’océan, pour qui chercherait à découvrir la poésie québécoise dans sa diversité et sa vivacité, depuis des autrices plus âgées parmi lesquelles Denise Desautels, Louise Dupré, Joséphine Bacon, jusqu’une nouvelle génération d’autrices nées autour des années 1990, parmi lesquelles Tara McGowan-Ross, Roxane Nadeau, ou encore Emmanuelle Riendeau.
Aucune voix n’est valorisée plus qu’une autre mais des échos se font jour entre elles, autour d’expressions ou de thèmes communs. Les descriptions détaillées de leur travail, révélant la permanence de motifs ou de traits stylistiques propres à chaque autrice, permettent à l’anthologie d’échapper à un effet de lissage que l’ordre alphabétique aurait pu produire. L’anthologie fait émerger, à égalité, la singularité de chaque voix et ses liens avec d’autres.
Si l’anthologie est un outil de découverte, une boussole, elle peut être aussi un instrument politique. Dans leur préface comme dans les présentations des autrices, Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose portent leur attention sur la dimension intersectionnelle et politique de ces œuvres. Elles mettent en évidence leurs liens avec l’histoire du Québec, et notamment la colonisation. Les bornes chronologiques de l’anthologie sont justifiées par des événements politiques singuliers : en 2000 s’est tenu le Sommet des Amériques à Québec qui marque une « conscientisation accélérée de la mondialisation » ; l’année 2020, « en plus d’être marquée par une pandémie, est ponctuée par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au Canada et la reconnaissance des torts causés par les pensionnats autochtones ».
Cette dimension politique s’entend à travers le bruissement des langues dominantes aux côtés des langues plus rares et menacées, comme celles de Joséphine Bacon, l’une des plus grandes poétesses québécoises autochtones actuelles, conteuse, mais aussi traductrice-interprète de l’innu-aimun. Autrice, trop peu connue en France, de poèmes bilingues en langue innu, l’anthologie donne à lire les deux versions : « Je n’ai pas la démarche féline / Apu tapue utshimashkueupaniuian pemuteiani / J’ai le dos des femmes ancêtres / Anikashkau nishpishkun miam tshiashishkueu (Uiesh / Quelque part) ».
Ce mélange des langues et des cultures apparaît aussi dans l’œuvre de la poétesse Marie-Andrée Gill, « figure de proue de la poésie autochtone québécoise actuelle ». L’anthologie donne à voir le nouage qu’elle opère entre les imaginaires québécois et ilnus dans une langue vive et directe, empreinte d’oralité : « Je me touche, je lis, un écureuil essaie de me / grimper dessus – je suis une princesse Disney / en tabarnak. Je marche dans la forêt dense, je m’égratigne partout et j’aime ça. Vraiment, j’aime que mon corps se magane par le / hors piste, qu’il ait des traces comme des / signes de fierté et d’autonomie, de force et /d’endurance. […]. Le dehors est la seule réponse que j’ai / trouvée au dedans ». (Chauffer le dehors, Chicoutimi, La Peuplade, 2019).
L’anthologie de Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose fait résonner de manière remarquable ce maillage du dehors et du dedans au sein de la poésie québécoise contemporaine écrite par les femmes. Elles écrivent l’intime, le corps, et le questionnent sans cesse dans sa relation au dehors, à l’Histoire, l’engagement politique féministe, LGBTQIA+, les luttes contre le réchauffement climatique, l’extinction des peuples et des langues. « Tu avaleras / mes grenades rouges / mes canneberges / mes saumons mes truites / nos colères fumées », écrit Natasha Kanapé Fontaine qui, selon Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose, forge un « corps-nation ».
La forme de l’anthologie rassemble des œuvres diverses et singulières et les inscrit dans un espace pluriel mais aussi dans un temps commun difficile, marqué par des crises successives qui touchent particulièrement les femmes et les différentes minorités. L’anthologie ressaisit ce temps avec efficacité et souligne combien la poésie faite aujourd’hui par les femmes au Québec s’en empare, dans un geste critique inédit. L’ouvrage s’impose alors comme un instrument politique permettant non seulement de faire émerger des voix peu audibles, de leur offrir la place qu’elles n’ont pas, mais aussi, comme c’est le cas de l’anthologie française Madame tout le monde, de penser une identité de genre dans son rapport à la création et au monde contemporain.
Loin des clichés d’une poésie de l’entre-soi, inaccessible et hors du monde, l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec se présente alors comme une forme accueillante et engagée, particulièrement nécessaire. L’anthologie française Madame tout le monde peut sembler plus hermétique, mais c’est aussi le reflet d’une certaine poésie française contemporaine, à la fois intensément vivante et encore trop souvent reléguée aux marges du champ littéraire français.