Jean Louis Schefer est mort mercredi 8 juin à l’âge de 83 ans. Marc Lebiez rend hommage à l’auteur de Scénographie d’un tableau (1969), L’homme ordinaire du cinéma (1980), L’Hostie profanée : histoire d’une fiction théologique (2007), d’une vingtaine de livres publiés par P.O.L. et de nombreux articles pour Tel Quel, Critique ou Les cahiers du cinéma.
De Jean Louis Schefer, je garderai toujours le souvenir d’un professeur totalement différent, d’une jeunesse éternelle qui était moins une affaire d’âge que d’état d’esprit. Était-il d’ailleurs professeur ? Le lieu n’était pas vraiment universitaire et ce qu’il s’efforçait de nous dire échappait à toute logique de programme ou même de discipline. Nous n’étions pas des centaines à venir l’écouter, mais nous étions tous éblouis par sa capacité à ouvrir les portes les plus inattendues.
Nous savions bien qu’il ne nous préparait pas à l’agrégation. Il faisait mieux : en nous emmenant sur les chemins de traverse qu’il nous faisait découvrir, il nous aidait à préparer une vie intellectuelle riche de sa liberté. Sans jouer des facilités de la séduction, si tentante devant ce public conquis, il établissait des liens entre des domaines que l’Université tient à conserver disjoints, et les passages de l’un à l’autre finissaient par nous paraître aller de soi. Si la méthode est un chemin, le propre du sien était de n’être pas déjà tracé. Il ne nous incitait pas à suivre sa route, il nous poussait à défricher nous-mêmes ce qui serait la nôtre.
Nous ne comprenions pas toujours très bien ce qui l’avait amené de ceci ou vers cela. Il avait commencé par la Scénographie d’un tableau et continué avec L’invention du corps chrétien triplement sous-titré Saint Augustin, le dictionnaire, la mémoire. Plus tard, il consacrerait à un peintre de sa prédilection un autre livre au titre ternaire : Le Déluge, la Peste, Paolo Uccello. À peine l’avait-on classé du côté du discours esthétique sur la peinture qu’il fallait se faire une raison : ce qui l’intéressait était moins le « discours sur » que le dialogue avec la bibliothèque suscité par le regard porté sur la peinture. Le dialogue entre ce tableau et ses livres.
Nous avons consacré des mois à l’Et in Arcadia ego de Poussin. Cela nous mena certes vers Panofsky puisque cela allait de soi. Schefer le dit puis passa vite à ce qui excitait sa gourmandise : les travaux d’égyptologie du jésuite polymathe Athanasius Kircher et le Fragment de physique de Cyrano de Bergerac. Warburton n’était pas encore né mais cela n’interdisait pas d’aller feuilleter son Essai sur les hiéroglyphes ; Champollion, lui, était encore trop éloigné. Restait le plaisir de prononcer le mot skiagraphie et d’évoquer les ombres platoniciennes avec, en arrière-plan de ces variations, en guise de basse continue, Augustin, Dante et Vico, les trois grands saints du panthéon schéférien, si l’on peut oser cette formule.
Le tableau tout simple appelle une énorme bibliothèque, elle-même composée selon des affinités purement subjectives, et à son tour il en devient une image. Le Poussin n’est plus seulement le silencieux tableau du Louvre, il dit à la fois Kircher et Cyrano, Augustin et Vico. Ce n’était qu’un début. Dans ce qui est sans doute le plus grand livre de Schefer, L’Hostie profanée, la prédelle d’Uccello devient à son tour une bibliothèque riche, certes, de « l’histoire d’une fiction théologique », mais, plus largement, de l’attitude de la « religion de l’Europe latine » face à tout ce qui n’est pas elle, les juifs bien sûr puisque tel est le sujet du tableau, mais aussi toutes « les erreurs (toujours orientales) » que l’Église ne cessa de combattre par le feu. Le tableau appelle d’autres tableaux, d’autres légendes ; il met en cause la forme et la signification mêmes de la messe avec le dogme de la présence réelle.
Il est donc difficile – et l’entreprise serait sans doute vaine – de distinguer les livres de travail consacrés à la peinture – ou, du moins, à une peinture – de ceux qui constitueraient un délassement, un journal de lecture. Lire et écrire ne font qu’une seule et même activité, un travail quotidien qui, de temps à autre, se cristallise en lecture d’un tableau. Admettons qu’il s’agissait là d’« essais d’esthétique ». Année après année, nous lisions la dernière saison de sa Main courante, son journal de travail. Ou plutôt son « compagnon encore plus fidèle qu’un chien », ses « aventures de bibliothèque », l’improbable journal de bord de qui ne voyage plus car son « navire est à l’encre ». Nous n’aurons plus cette joie renouvelée. Restera non résolu le problème : où, dans notre bibliothèque, caser les livres de Jean Louis Schefer ?