Révolutionnaire Franz Boas

Signées par Camille Joseph et Isabelle Kalinowski et par Charles King, deux biographies intellectuelles de Franz Boas (1858-1942) paraissent simultanément en France. Aux antipodes l’une de l’autre, et passionnantes l’une et l’autre.


Charles King, La réinvention de l’humanité. Comment quelques esprits rebelles ont révolutionné race, sexe et genre au XXe siècle. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Odile Demange. Albin Michel, 512 p., 25 €

Camille Joseph et Isabelle Kalinowski, La parole inouïe. Franz Boas et les textes indiens. Anarchasis, 192 p., 22 €


La réinvention de l’humanité de Charles King court sur quatorze chapitres dignes d’un roman d’aventures qui va de la terre de Baffin (août 1883) à un ultime « Home » (New York, 1942) via Samoa, Haïti, la Nouvelle-Guinée et les sites des Amérindiens, de la côte Pacifique aux Grandes Plaines. Le livre compte quarante pages de notes, une bibliographie de trente pages, un index de dix pages et sept pages de photographies saisissantes, des portraits de jeunes inconnu(e)s devenu(e)s des sommités. Pourquoi ? « Pour avoir cherché à comprendre non pas ce que le monde naturel fait, mais comment nous déterminons par nous-mêmes ce que nous pensons qu’il fait ».

La réinvention de l’humanité, La parole inouïe : révolutionnaire Franz Boas

Le livre de Camille Joseph et Isabelle Kalinowski est divisé en deux brèves parties. La première décrit le défi linguistique que se lance Franz Boas, jeune diplômé arrivant d’Allemagne chez les « Esquimaux » : méthodes d’édition et de traduction de textes, « cécité sonore », « ethnographes indigènes » et biais de l’enquête. Un « terrain » bientôt à l’origine de foisonnantes controverses dans le monde de l’anthropologie, et d’une carrière hors normes. La seconde partie développe et précise : les objets de langage de l’ethnologue, le passage de la « culture matérielle » au primat des textes (inuit). Le livre est scandé d’extraits de traductions « syntaxiques », de « Tableaux des publications de textes indiens et eskimos par Boas, avec choix de mise en page des originaux et de leurs traductions », de chants collectés avec des traductions et parfois des partitions. L’ouvrage se clôt sur un face-à-face idéel entre Boas et Lévi-Strauss. Ainsi les autrices nous font-elles passer petit à petit du puissant désir de Boas « d’inventer pour chaque langue une grammaire » à son combat pour une pensée libre : Boas le Juif allemand secoue les piliers de la Columbia University, ses puissantes coteries et leurs revues, monopoles savants et castrateurs.

On l’aura compris, si cet ouvrage peut parfois paraitre ardu, voire aride, il éclaire la mise en œuvre d’une intelligence audacieuse, créative et aux talents multiples. Boas, en effet, pratique aussi bien la cartographie que l’astronomie, la météorologie, la topographie, l’ethnologie toutes tendances, la collecte d’œuvres d’art autochtones, l’anthropologie physique, la craniométrie, la photographie, l’apprentissage de l’inuktittut (la langue des Inuit). Si, pour lui, l’espace de ces derniers est saturé de culture, ses propres textes le sont de ces toponymes qui dessinent un univers mythologique, accompagnés d’un glossaire et comparés aux toponymes kwakiutl (côte nord-ouest) et donc à un autre univers.

La réinvention de l’humanité, La parole inouïe : révolutionnaire Franz Boas

Historien et spécialiste des relations internationales, Charles King enseigne à la Georgetown University. Sa biographie de Boas est aussi celle d’une époque (d’une guerre l’autre) et d’un milieu particulier : intellectuels, chercheurs, enseignants, chapelles, laboratoires de recherche de la riche Columbia University et alentours, uniquement des hommes euro-américains, s’épanouissant en pleine vague eugéniste, avec appel à la préservation de la race blanche et rejet de l’immigration. L’érudition de King fait merveille : par allers et retours spatio-temporels, l’auteur donne à voir la montée triomphaliste de ce racisme américain dirigé, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, contre les Noirs, les Amérindiens, les Juifs, les immigrés. Sans oublier son paternalisme afférent : aucune étudiante du Barnard College, situé de l’autre côté de la rue, n’était autorisée à suivre les cours de troisième cycle à Columbia.

King rappelle à juste titre l’importance de Madison Grant : en 1910, ce dernier dénonce les « espèces invasives » ; il écrit en 1916 son célèbre The Passing of the Great Race. De la Californie à Harvard, les cours d’eugénisme font florès, donnant naissance à d’autres ouvrages dans cette veine, comme The Rising Tide of Color, de Lothrop Stoddard. Traduit en allemand en 1925, cet ouvrage intéresse au plus haut point Hitler qui écrit dans Mein Kampf à propos des États-Unis: « Un État qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne doit devenir un jour le maitre de la terre ».

En 1917, Boas, dont les livres seront brûlés en Allemagne en 1933, rédige une recension dévastatrice du livre de Grant pour The New Republic : « Parler de caractéristiques héréditaires d’une race humaine conçue comme un tout n’a aucun sens ». En 1912 déjà, il vantait « l’adaptabilité de l’immigré » et « la plasticité » de l’espèce humaine. L’universel participe pour lui d’une réalité complexe, celle de cultures particulières, mobiles et imprégnées les unes des autres en des territoires précis. On ne s’étonnera donc pas que Boas ait eu du mal à avancer dans la carrière universitaire et à devenir professeur. Mais son bonheur est grand à recevoir librement en ses cours des étudiants et des étudiantes, pour leur offrir une pédagogie et des perspectives novatrices, en les invitant à la fois à travailler sur des données anthropologiques, dont les œuvres d’art, venues du terrain et recueillies dans la langue originelle, et à remonter la chaine des évènements dans l’objectif de vérifier si les facteurs historiques n’ont pas été plus déterminants que le milieu naturel dans la genèse des phénomènes sociaux et culturels. D’où l’importance de son enseignement des bases du relativisme culturel, nécessaire pour la compréhension et donc pour la défense des cultures autochtones. Loin d’un évolutionnisme continu qui rendrait compte de la diversité des cultures, mais aussi de leur hiérarchie raciste, Boas insiste sur leurs particularités et sur la valeur heuristique de la « méthode comparative contrôlée ».

La réinvention de l’humanité, La parole inouïe : révolutionnaire Franz Boas

Franz Boas (vers 1915)

En retour, les travaux de ses étudiants, collègues, amis, assistants, collaborateurs et collaboratrices se montreront à la hauteur de son œuvre ; bientôt leurs publications changeront l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, la pensée. Ruth Benedict, Margaret Mead, Zora Neale Hurston, Ella Cara Deloria, Alfred Kroeber, Ralph Linton, Robert Lowie, Paul Radin, Edouard Sapir… Avec eux, se développe un monde de voyages aux grands lointains, américains et ultra-américains, souvent très périlleux, des éternités de travail acharné, d’amours. Ce groupe informel autour de « Papa Franz » a la passion de montrer, démontrer, démonter et éventuellement dynamiter par l’élucidation de données faramineuses ces vulgates qui font des « Autres » (Amérindiens, Afro-Américains, Européens de la dernière vague d’immigrants, femmes de tous horizons) des exclus.

Pourtant, le manque de discernement sera parfois de la partie dans le groupe – mais comment transcender la force du monde ? Ainsi, Zora Neale Hurston, Afro-Américaine de Harlem, dont la collecte et l’analyse des langues et vies des Noirs de Floride, en particulier de la Nouvelle-Orléans, mais aussi de Haïti, de Jamaïque et du Honduras, enrichit profondément l’anthropologie et la littérature américaines. Étudiante et collaboratrice de Boas, elle n’obtiendra jamais de poste de professeure, mourra dans la pauvreté, ignorée d’une partie de ce monde malgré ses publications audacieuses et ses romans, très appréciés par la Harlem Renaissance et désormais célèbres. Née dans la Yankton Indian Reservation, Ella Cara Deloria parlait le lakota, le nakota, le dakota et l’anglais. Anthropologue, linguiste, romancière, elle travaille pendant quinze ans comme assistante de Boas (aidant également Mead et Benedict), pour lequel elle est une traductrice multilingue et biculturelle inlassable, à l’esprit pourtant toujours indépendant. Institutrice aux pauvres revenus, elle recourt à nombre d’autres activités plus ou moins précaires et mal rémunérées puis retourne travailler sur la réserve des siens, avec eux, enquête dans d’autres communautés autochtones, où elle peaufine recherches et traductions anthropologiques. Là, elle se sentait plus utile pour eux et pour le reste du monde. Zora Neale Hurston et Ella Cara Deloria sont célébrées aujourd’hui comme des phares du savoir, de la pensée et du talent.

Ces deux ouvrages rappellent l’existence des lumières, de l’indépendance d’esprit et du courage intellectuel nécessaires pour « réinventer l’humanité ». Le livre de Charles King ne cache pas néanmoins que tant de prouesses butent parfois sur leur propre part d’ombre. Et qu’il convient sans doute, pour tenir au long cours ces compréhensions et ces engagements chèrement acquis et si nécessaires par les temps qui courent, de sans cesse remettre sur le métier, avec ténacité, ses propres actions, ses interrogations et ses travaux.

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