Durant la guerre d’Algérie, le déplacement forcé de plus de deux millions de personnes et leur enfermement dans des camps « de regroupement », dans le cadre d’une stratégie contre-insurrectionnelle assumée visant à isoler les insurgés, ont été largement passés sous silence. Leurs effets ont été dévastateurs sur les populations ciblées, et sur la société dans son ensemble – même après la publicisation du rapport Rocard et les politiques qui ont suivi l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle, censées ouvrir de nouvelles perspectives aux populations indigènes algériennes. L’ouvrage de Fabien Sacriste constitue un important et bienvenu rappel des présupposés politiques et sécuritaires, des objectifs, des logiques et pratiques mises en œuvre au cours de cette guerre asymétrique, où plus du quart de la population algérienne a été enfermé dans des conditions souvent éludées ou édulcorées.
Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962). Presses de Sciences Po, 296 p., 24 €
Fabien Sacriste s’appuie sur de nombreuses et importantes sources : fonds publics et privés, publications de presse, journaux officiels, comptes rendus de débats parlementaires et de séances du Conseil de la République, questions écrites et réponses des ministres. Il développe une analyse et une interprétation à la fois rigoureuses et mesurées, restitue en détail les décisions, leur contexte, leurs enjeux, en Algérie comme en métropole. Organisé en trois grandes parties, son livre colle bien à l’évolution du conflit et à celle des camps, désignés comme l’instrument principal de la « pacification ». On sait gré à l’auteur de tenter, dans une partie introductive, de cerner par comparatisme ce que serait un camp de regroupement par rapport à la définition classique du camp de concentration, étroitement liée à la Seconde Guerre mondiale. En prenant acte de ce que ces camps ne seraient pas, c’est-à-dire « des camps de concentration ou des centres de mise à mort », il en infère une définition par défaut, et propose d’éclairer « la spécificité de ces camps en matière de représentations, d’intentions et d’institutions ».
Cependant, après une analyse minutieuse d’histoire sociale du développement des camps et des enjeux autour de leur mise en place, Fabien Sacriste conclut paradoxalement « que le camp de regroupement ne cherche pas à exclure du corps social la population qu’il vise » car « la mesure ne concerne […] pas des individus et des groupes à retrancher du corps social, mais à intégrer au corps social ». Il ajoute, en contradiction avec tout ce que son analyse montre en termes de répression-relégation, de famines, de surmortalité : « Le camp relève ainsi d’un processus autoritaire d’inclusion symbolique et ce même si ses modalités conduisent de facto à la production d’une exclusion physique ». Les camps de regroupement se caractériseraient ainsi par l’hybridation : ils relèvent de pratiques concentrationnaires et évoquent aussi, par la condition politique qu’ils imposent, les camps d’internement ou de réfugiés. Cette conclusion ne résout pas la question de leur qualification comme univers concentrationnaire particulier. « L’inclusion », même symbolique, qu’observe l’auteur apparaît pour ce qu’elle est, un euphémisme, lorsqu’on sait qu’en sus des déplacés il y a les réfugiés (entre 250 000 et 500 000 selon les sources) et les nombreux internés et prisonniers dans divers centres et camps (centres de triage et de transit, camps militaires d’internés, centres militaires d’internement spécialisés, centres d’hébergement avec un régime spécial d’internement, camps d’internement et prisons, sans parler des fermes, villas et autres lieux non officiellement déclarés ). « L’inclusion », qui consiste à repenser un modèle ayant montré ses limites en 1958-1959, se manifeste plutôt à travers des querelles entre militaires et civils, et les velléités, ambigües et tardives, des responsables de cette politique d’enfermement.
Fabien Sacriste montre bien ce que la mise en place de ces camps possède de spécifique dans l’histoire coloniale. Rejetant l’analyse menée par Bourdieu et Sayad inscrivant « le déracinement » des populations rurales dans la longue durée du développement du capitalisme colonial, il privilégie plutôt l’approche de Michel Cornaton, et l’idée d’une rupture entre les politiques coloniales qui avaient prévalu tout au long du processus de dépossession et le moment de la guerre d’indépendance, entre « les regroupements de la colonisation » et « les regroupements de la décolonisation » – ces derniers étant surdéterminés par la dimension sécuritaire.
Fabien Sacriste analyse successivement la genèse des centres de regroupement, leur affirmation et les tentatives pour les transformer. Les camps de regroupement ont bien démarré sur la base d’initiatives militaires prises sur le terrain dès le début de l’insurrection. Sous couvert d’une « unité d’action », qui visait une meilleure coordination du transfert des responsabilités des civils aux militaires, le général Parlange met en œuvre les premières opérations de regroupement dans l’objectif de mener une politique de « pacification ». Fabien Sacriste montre que les camps sont une réponse militaire à l’élargissement de l’insurrection. Dans les Aurès, première région où sont installés ces centres, « c’est la force qui est choisie » : en témoignent, au début de l’insurrection, le cas du douar d’Ichmoul, violemment bombardé, où « tout indigène doit être considéré comme rebelle », les « massacres aveugles de dizaines de civils à Tinzit et à Oudjehane » et « les incendies de mechtas et leur dynamitage par la troupe ». L’auteur déconstruit ainsi le discours politico-médiatique du moment sur la « spontanéité » du repli des populations – le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, affirme dès le 24 novembre 1954 que « le repli est un instrument de protection civile des populations ».
La répression s’élargit avec la création des zones interdites qui deviennent, à partir de 1956, un « dispositif clé » de la stratégie de l’armée, dont les responsables vont distinguer regroupements provisoires, à caractère sécuritaire, et regroupements définitifs, à finalité plutôt socio-économique. Le nombre de regroupements augmente considérablement à partir de 1957. Les années 1957-1959 seront dédiées à l’organisation et à la gestion de ces camps, dans l’objectif désormais affirmé de contrôle sécuritaire et social de la plus grande partie des populations rurales. Les camps de regroupement sont alors un « microcosme social de la guerre d’Indépendance ». Ils contiennent de plus en plus de femmes et de jeunes, deviennent « un théâtre des enjeux de la guerre révolutionnaire » et « un régime spécifique de réclusion ». Le camp fonctionne aussi comme institution de socialisation, par coercition et persuasion, encouragement de la délation et de la remontée du renseignement, conformation et soumission, selon des modalités différentes : ainsi, à propos de la scolarisation, Fabien Sacriste note que 1 600 enfants du camp de Bessombourg sont privés d’école, alors que deux instituteurs sont affectés aux 68 enfants du village adjacent.
Dans une troisième partie, l’auteur, soulignant l’échec d’une telle modalité de contrôle, analyse la façon dont les différents acteurs, militaires, administratifs et politiques, redéfinissent et transforment les camps dans les dernières années de la guerre. L’intermède de « la timide reprise en main par les civils » de la politique des camps en 1959, au lendemain de la nomination de Paul Delouvrier comme délégué général du gouvernement et du lancement du plan de Constantine, est rapidement fermé. L’objectif de limiter les regroupements et de transformer les camps en « Mille villages » rencontre la résistance des militaires et appelle à une réorganisation de la tutelle en charge de ces camps. La mise en œuvre du plan Challe, qui visait, par une politique de la nasse du monde rural et des maquis, à l’éradication totale de l’insurrection, relance les opérations de regroupement. Ces dernières, avec la destruction de nombreuses mechtas, vont s’accélérer une nouvelle fois, concernant deux fois plus d’Algériens. Débute alors une période dite de « resserrement des camps existants et de développement de regroupements dissimulés ». Les statistiques ne prennent d’ailleurs pas en compte de nombreux réfugiés, qualifiés de « resserrés », fuyant spontanément les violences qui s’installaient dans les plaines.
Dans le même temps, est avancé alors un plan « Constellation » qui vise au regroupement massif de 250 000 Algériens en deux ans. La politique dite des « Mille villages », « terme qui doit remplacer officiellement celui de regroupement », attise les conflits sur les périmètres de responsabilités des différents acteurs. Nait une distinction entre « camps de pacification et camps de promotion», les premiers devant être strictement l’affaire des militaires. Fabien Sacriste note une « brutalisation des déplacements forcés » avec des resserrements accentués notamment dans l’est du pays. Le projet de villagisation manifeste « une aura presque mystificatrice, occultant la genèse de la pratique » ; or, comme le rappelle Fabien Sacriste, « le déracinement est au cœur de la stratégie contre-révolutionnaire de l’armée et de l’administration françaises » et ne peut être compris « comme projet de développement qui viendrait prendre la relève d’une pratique strictement sécuritaire ».
Ce livre arrive à point nommé pour éclairer, soixante ans après l’indépendance, une dimension très mal connue de l’opinion française, notamment des jeunes générations. Il s’agit d’un ouvrage rigoureux, équilibré et nuancé, exhaustif. Son auteur a mené un effort méritoire de dépouillement d’archives et de prise en compte de nombreuses sources. On espère qu’un prochain ouvrage, qui recueillerait la parole des populations passées par ces camps, et pourquoi pas de responsables encore vivants, permettra de mettre en perspective les débats mémoriels actuels, et renforcera notre connaissance de la stratégie mise en œuvre et des effets qu’elle a provoqués sur les individus et les familles.