On l’entend dès le titre et dès les premières lignes : Irene Solà est une poète qui a écrit un roman. Dans Je chante et la montagne danse, tout semble animé d’un même souffle qui parcourt humains, animaux, phénomènes naturels et surnaturels ; un chant sans âge ni sexe qui nous présente un monde que l’écrivaine connaît bien : les Pyrénées catalanes et la vie rurale et comme atemporelle qui s’y déroule. Un roman sublime et violent, comme seule la nature sait l’être.
Irene Solà, Je chante et la montagne danse. Trad. du catalan par Edmond Raillard. Seuil, 224 p., 21 €
C’est l’histoire des montagnes, des champignons, des nuages noirs, de l’éclair qui tue, des sorcières pendues et de l’ami mort. C’est l’histoire de Sió, la veuve du poète-paysan, qui apprend à Blanca à accoucher comme une bête, à croupetons. C’est aussi l’histoire de sa fille, Mia, qui aime Oriol, un citadin de vingt ans plus jeune qu’elle, qui se rétablit dans les Pyrénées après un accident. Chaque figure, humaine et non humaine, a sa propre voix et sa propre perspective mais elles convergent toutes dans un même souffle qui vient du temps d’avant la formation des montagnes, au moment où la terre était encore « aveugle, sourde et endormie ».
Le récit se tisse par vagues, en avant, en arrière, vers le haut, vers le bas, pour composer devant nous une histoire qui se contemple comme un « trencadis ». Aux alentours de Camprodon, à quelques kilomètres de la frontière française, où l’auteure situe ses personnages, règne un espace-temps, sinon magique, au moins profondément poétique, où les temporalités se superposent et cohabitent. C’est que, comme le dit le jeune Hilari, le poète « convoque les êtres aimés et les temps passés et les temps à venir ».
Le roman d’Irene Solà marque par ses images originales qui s’adressent à nos sens ; on les sent, on les voit, on les goûte plus qu’on ne les comprend. La bouche du nourrisson est un « fruit sans dents qui suce et qui suce », la rivière gelée est « comme une veine, comme une larme », les doigts longs sont « des quartiers d’oranges » et il y a « certaines choses » qui « peuvent être dites à la suite, comme une corde ». La langue d’Irene Solà est exubérante, coulante et riche sans être baroque ; on savoure ses mots comme un souvenir pour mieux se projeter vers l’avant. Le traducteur a choisi de garder certaines expressions et mots en langue originale et de faire entendre dans le français l’effort de l’écrivaine pour dresser devant nous un monde passé mais aussi présent et à venir – d’où, peut-être, l’immense succès rencontré par ce livre en Espagne, où il a touché autant un public cultivé que des lecteurs plus occasionnels. Les références au folklore et aux traditions orales nous amènent à regarder et à entendre ce qui est devenu invisible et inaudible dans notre vie moderne et dans nos langues toujours plus appauvries ; et elles nous font la promesse d’une imagination transgénérationnelle où pouvoir se blottir.
Dans le chapitre intitulé « Le choc », au milieu du roman, l’auteure dessine pour nous la naissance des montagnes qui abriteront sur leur dos les maisons de ces « bêtes sans poils » que sont les humains. Les plaques tectoniques convergent vers un seul point au même moment que les destins du roman se rencontrent et se dressent devant nous. Dans un autre chapitre, « La poésie », l’esprit d’Hilari nous souffle ses poèmes : des chants à sa mère, à sa sœur, mais aussi à l’esprit d’Elena, petite fille morte dans les Pyrénées au moment de la « Retirada » en 1939 et avec laquelle Hilari se lie d’amitié, une fois mort lui aussi, dans les années 1980. Ce chapitre est l’occasion de définir ce qu’est la poésie, naïvement et avec la fraîcheur de l’eau des cimes, car c’est un garçon de vingt ans qui parle. La poésie est pour lui un jeu mais aussi une affaire sérieuse, « plus sérieuse que la vie et que la mort et que tout ». On l’a dit, l’auteure est elle-même poète. En 2012, elle publiait un recueil, Bèstia, suivi de Els dics, en 2018, son premier roman. Je chante et la montage danse est son second roman, le premier traduit en français (et dans dix-sept autres langues).
À la lecture de ce roman le chant des montagnes et de la terre nous enveloppe et nous berce, et c’est nous, lecteurs, qui dansons. Irene Solà écrit comme une bête qui sent le monde avec son museau : le résultat est magnifique.