Depuis Jean-Jacques Rousseau, la promenade est une spécialité helvète, voire romande. Rodolphe Töpffer, Charles-Albert Cingria, Gustave Roud ou Nicolas Bouvier ont pratiqué cet « usage du monde ». Lucius Burckhardt (1925-2003), architecte et sociologue exerçant en Suisse alémanique, s’inscrivait dans un courant voué à renouveler ces approches en actualisant la question du paysage, en la situant dans une sensibilité écologique. Promenadologie nous propose de parcourir sa méthode.
Lucius Burckhardt, Promenadologie. Se promener pour mieux voir. Flammarion, 272 p., 21,90 €
Le livre rassemble des entretiens ou de courtes conférences donnés par l’auteur entre 1977 et 1999, en Suisse et en Allemagne. Cette chronologie donne à l’ouvrage une portée historique : il traduit l’émergence des problématiques environnementales à la fin du XXe siècle, avant que la question du changement climatique et de ses urgences ne devienne prégnante. Promenadologie se présente comme un diptyque : la première partie traite du paysage, la seconde de la « promenadologie ».
Le paysage est envisagé non comme état mais comme expérience vécue, entre esthétique et écologie. Burckhardt se réfère aux textes fondateurs des voyageurs, particulièrement Alexandre de Humboldt et Goethe, mais ce sont les paysages contemporains urbains ou périurbains qui motivent ses analyses. Si le cas des jardins est abordé, l’architecte est particulièrement intéressé par la friche : « zone d’un assemblement non logique de différents éléments dans le nouvel espace périurbain », la friche est un révélateur du paysage postmoderne. Ce texte de 1998 permet de suivre la démarche réflexive de Burckhardt avant de s’engager dans ses promenades.
La transition de la première à la seconde partie de l’ouvrage se fait par un dossier de photos qui documentent les textes et les interventions in situ de Burckhardt et de ses complices. Les participants suivent le guide, et leurs visages souriants attestent que le propos relève encore d’un gai savoir plus que de l’annonce de catastrophes… La friche comme expérience jubilatoire ?
La notion de « promenade » et le néologisme « promenadologie » (traduction de Spaziergangwissenschaft) ne rendent pas vraiment compte de la dimension cognitive de cette pratique. Car la proposition de Burckhardt n’est pas une variante de la flânerie ou de la balade ; le sous-titre, « Se promener pour mieux voir », corrige partiellement ce biais possible. Il s’agit bien de mener un travail d’enquête, d’observer les lieux, leurs états, selon des itinéraires choisis, de confronter ces constats.
La relation au(x) paysage(s) s’établit par l’itinérance, la mobilité. Pédestre, ferroviaire, automobile, chaque mode de déplacement décline la notion de promenade, plus ou moins finalisée (aller vers la forêt) ou thématisée (traverser la banlieue). Chaque mode de transport possède son régime d’observation : en voiture, le cadre est prédéfini par le pare-brise. La promenade est un révélateur qui rend visible ce que la vie quotidienne ne retient pas, ces objets, ces lieux invisibles à force d’être familiers, rendus visibles par une performance produite dans l’espace public : pour rendre visible l’espace occupé par les parkings, on remplace les voitures par des intrus, d’autres artéfacts, du mobilier : tables, chaises, armoires. Cet usage apparait déplacé aux automobilistes en quête de stationnement, mais il rend sensible la place annexée par le parc automobile. On devine que l’inventivité du professeur Burckhardt, soutenue par ses étudiants, a animé un milieu académique classique, cantonné dans ses murs invisibles.
Promenadologie prend en compte la métamorphose des espaces urbains et périurbains nés de la croissance de l’après-guerre. Les anciennes catégories esthétiques et patrimoniales ne permettaient plus de voir ni de comprendre les cadres de vie des sociétés contemporaines : « Aujourd’hui il n’existe plus que la métropole. Il s’agit d’une ville ininterrompue, sans limites ; tout fait partie de la ville, tout se déroule en ville, la campagne est aspirée par la ville. Le forestier habite en ville et prend sa voiture pour aller en forêt et revient l’après-midi à son bureau en ville ». La promenadologie doit permettre de construire et de pratiquer les outils pour comprendre et agir dans cette condition métropolitaine.
Comme il s’agit d’un manifeste, Burckhardt s’institue un peu en pionnier de la promenadologie. S’inscrivant dans une culture paysagère allemande, il mentionne les travaux de Gerhard Hard, géographe et théoricien du paysage des années 1970, sans citer son remarquable Die Landschaft der Sprache und die Landschaft der Geographen (1973), qui a ouvert un champ de réflexions entre linguistique, sémiotique et géographie.
Et il parait ignorer les analyses menées dans ces mêmes décennies 1960-1970 par John Brinckerhoff Jackson aux États-Unis. Témoin de la métropolisation et des mobilités multiples qu’elle induit, celui-ci prône dans sa revue Landscape l’hodologie, c’est-à-dire une approche dynamique du paysage vernaculaire dans le parcours automobile. Un certain Guy Debord, à travers ses dérives psycho-géographiques dans l’espace urbain, a aussi ouvert ces perspectives que les néo-pratiquants de l’urbex croient inaugurer. Version germanique d’une conscience des métamorphoses métropolitaines qui travaillent continument nos espaces de vie, Promenadologie rappelle que toutes les initiatives restent bienvenues pour rester en prise avec ces espèces d’espaces qui fascinaient Georges Perec.