L’arc-en-ciel de l’évasion

La multiplication des feux follets, premier roman de l’autrice catalane Raquel Taranilla et Prix Biblioteca Breve en Espagne en 2020, met en scène des personnages quelque peu illuminés, aux préoccupations artistiques et intellectuelles un peu décalées, qualifiées à juste titre par la narratrice du roman « d’antédiluviennes ». Ils contribuent pour une bonne part à charmer et à attendrir le lecteur, qui se prend d’affection pour ces individus cherchant coûte que coûte à « percevoir l’arc-en-ciel de l’évasion », que ce soit par le cinéma ou la littérature, dans tous les cas et de toutes les façons par la fiction. 


Raquel Taranilla, La multiplication des feux follets. Trad. de l’espagnol par François Gaudry. Métailié, 304 p., 22 €


Il y a une phrase d’Enrique Vila-Matas, auteur avec lequel Raquel Taranilla entretient des affinités, qui pourrait assez bien résumer l’esprit mélancolique et démuni de la narratrice de La multiplication des feux follets. Dans les premières pages de Bartleby et compagnie, l’écrivain catalan évoque certains auteurs marqués par ce qu’il appelle le syndrome de Bartleby. Il parle à leur sujet de la « profonde négation du monde qui les habite », qui les amène à s’interroger sur la possibilité même de l’écriture.

La multiplication des feux follets, de Raquel Taranilla

Raquel Taranilla © Abel García Roure

La narratrice du roman de Raquel Taranilla est peut-être de ceux-là, renonçant d’elle-même à emprunter le chemin « authentique et personnel » de ses propres phrases, pour bâtir une histoire à la seule force d’emprunts et d’allégations. Son récit, qui « transpire de feux follets » et tournoie de citations en notes de bas de page, fait penser au livre de l’écrivain catalan, à ce journal en forme de « carnet de notes en bas de pages », destiné à être le commentaire d’un roman inexistant, un texte fantôme qui ne se réalise jamais vraiment.

La multiplication des feux follets donne voix à Beatriz Silva, universitaire de trente-deux ans qui, à la faveur de l’arrivée inopinée d’un colocataire dénommé Quirós, se prend d’un engouement pour son projet cinématographique consacré au cinéaste Friedrich Wilhelm Murnau, et au tout dernier film de sa vie, Tabou. La narratrice, qui occupe une maison délabrée au cœur de la ville de Barcelone, vit volontairement recluse, et délaisse pour un temps ses propres recherches sur la sociologie du tourisme et du temps libre pour relater à loisir les diverses pérégrinations expérimentales et esthétiques de Quirós à travers le monde.

Les absences répétées de cet homme, dont elle tombe progressivement amoureuse, crée le noyau d’un récit à partir duquel se greffent de multiples sujets au gré des réminiscences et des lectures. La narratrice rapporte au lecteur la rencontre et les échanges entre Quirós et le célèbre restaurateur de films Luciano Berriatúa, qui lui évoque l’image maritime de l’épave d’un galion englouti, qui lui rappelle un poème de Joseph Brodsky, qui lui suggère une phrase de Jack Kerouac sur la fin de Nosferatu ; et le roman digresse ainsi à hue et à dia à travers des résumés d’articles universitaires, des commentaires d’œuvres, des annotations biographiques en forme de notes de bas de page.

Le livre raconte les circonstances du tournage de Tabou, son aura de légendes et son lot de malédictions, les aléas à travers le temps de ses restaurations successives, les multiples récits colportés sur l’histoire de ses bobines perdues, puis retrouvées à Vienne. Le roman déplie aussi les différentes lectures et interprétations prêtées au film de Murnau, ainsi que les essais préparatoires du projet de film de Quirós, qui cherche à « parler aux fantômes » à travers l’art de la caméra.

La multiplication des feux follets, de Raquel Taranilla

Friedrich Wilhelm Murnau vers 1920 (Domaine public)

Chacun des récits rapportés puise ses racines dans des commentaires que la narratrice du livre reprend, empile, perpétue. Le texte prend ainsi les dimensions d’un vaste roman encyclopédique qui s’essaie à enserrer tous les livres possibles. Pour relater le travail d’exploration cinématographique de Quirós, le roman prend à certains endroits les accents du récit de voyage. La narratrice en vient à naviguer sur Google Maps et convoque toute une littérature qui rassemble les récits de Gide et de Stevenson, les journaux de Matisse et de Gauguin. Elle se plaît aussi à mêler les grandes références canoniques à des références tronquées, s’abreuve de bibliographies et des ressources de la « production scientifique mondiale online », consulte les commentaires sur les réseaux sociaux qui deviennent à leur tour matière à récit, objet de discours parfois reproduits à même la page, parfois aussi simple spéculation intellectuelle et digressive visant à distraire le lecteur, à le perdre aussi, à lui prodiguer l’effet volontaire d’un vertige.

Raquel Taranilla propose en ce sens un roman composite séduisant, car les pages de La multiplication des feux follets paraissent recouvrir de multiples fonds. Son livre rappelle bien souvent les romans de David Foster Wallace, où l’humour et la perspicacité mêlées instillent au texte sa force comique, son caractère intempestif aussi, sa part de critiques acerbes et incisives. Il formule le constat amer d’un monde qui se perd, souvent porté par des phrases et des séquences ironiquement tournées, comme cet épisode où la narratrice fait attendre son colocataire au pied de la porte : elle ménage à Quirós un temps vide, un temps intentionnellement laissé libre, inhabituel et précieux, se disant ironiquement « pionnière dans le champ des exercices spirituels de la société de l’information ».

Le roman porte ainsi en lui-même de nombreuses diatribes qui viennent révéler l’envers du décor des nombreux paradis en trompe-l’œil de la société capitaliste, du marketing littéraire et cinématographique, et de la société du tourisme. À partir des développements sur le film de Murnau tourné dans les mers du Sud, Raquel Taranilla propose son propre roman contemporain de la désillusion, cynique et acerbe, souvent affecté par une forme de négativité, qui semble parfois ronger aussi brutalement la voix de la narratrice dans ses élans de conteuse : « Je suis superflue, vide, vaine, et tout ce que j’entreprends est vain. Stérile, paperassière, essorée. »

La multiplication des feux follets, de Raquel Taranilla

Il y a certainement un intérêt premier et une fonction précise prêtée à la fiction dans un roman qui génère autant de chemins pour celle-ci, qui lui réserve autant de place et lui donne autant de crédit. L’enjeu principal de ce livre semble résider dans la possibilité de se distraire d’un long plan-séquence d’apathie et d’ennui, pour recouvrir au mieux une intrigue qui se révèle au fil des pages totalement vacante, certes génératrice de récits mais source aussi d’abattement et de renoncement. C’est là une des subtilités du texte de Raquel Taranilla, qui brouille volontairement dans son roman les diverses lignes du réel et de la fiction et qui fait de ce brouillage, de façon aussi amusante que réussie, la dynamique narrative principale de son livre. Une dynamique qui permet d’offrir un réel levier face à la torpeur contemporaine mise en scène dans de nombreux livres.

Le roman comporte ainsi de nombreux jeux de miroirs qui rappellent certains motifs littéraires des nouvelles de Borges. Il contient des recensions de livres et de films fictifs, de nombreux biographèmes inventés, comme pour outrepasser les impasses de la réalité, réouvrir les vannes du roman et proposer au lecteur, constamment sollicité, des dynamiques narratives renouvelées. Raquel Taranilla se plaît à jouer des projections fictionnelles relayées par son propre texte ; elle représente, par exemple, sur l’une des images de l’album photographique, réel, de Murnau la figure romanesque de sa narratrice. Une façon de jouer avec le lecteur et de l’éconduire, de torpiller aussi une certaine forme de primauté entre réel et fiction.

Raquel Taranilla signe un roman inventif, ludique, qui se lit comme le récit d’une réclusion alors qu’il cherche à se construire par la force de ses fictions comme un roman de l’ailleurs et de l’évasion. Il fonctionne à la manière d’un immense jeu de piste, avec ses propositions narratives multi-fléchées que le lecteur est amené à compléter, où tous les noms, tous les films et tous les livres cités sont une occasion de voyager à travers une bibliothèque universelle. Visant à déjouer un certain malaise contemporain, La multiplication des feux follets en enregistre les différents accents et les nombreuses plaintes, mais suggère aussi, à travers les nombreux chemins narratifs proposés, de regagner plus vivement d’autres recoins du monde, un monde de fictions qui se révèle être le réel premier sur lequel il est toujours et indéfiniment possible d’écrire.

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