« En trente siècles, les hommes ont déclenché environ cinq mille guerres. À défaut de commencer l’histoire, ils ont eu le tort (la trouvaille est de Camus) de la poursuivre. » Jusqu’à la nuit du 2 juin qui fut celle de « l’évaporation » instantanée, inexplicable, du genre humain. C’est cette disparition que relate Dissipatio H.G. : un titre emprunté par Guido Morselli à Giamblicus qui, envisageant la fin de l’espèce humaine, intitulait sa méditation Dissipatio humani generis.
Guido Morselli, Dissipatio H.G. Trad. de l’italien par Muriel Morelli. Rivages, 174 p., 18 €
En cette nuit fatale, et même si elle ne s’en rendit peut-être pas compte, la nature, enfin débarrassée de la pollution des hommes, put « ré-embrasser l’ensemble de la vie, après le bref intermède que nous appelions Histoire. Elle n’a certainement ni regret ni contrition ». Reste, bien sûr, le « dernier homme », le narrateur de ce récit d’apocalypse, qui n’éprouve lui non plus aucun regret puisque, de toute façon, « à leur insu ou pas, les hommes voulaient mourir ».
Le lieu commun littéraire, cinématographique, du « dernier homme », du survivant, traite en général d’une césure radicale entre un avant historique et un après. Un « terminus » tragique ou radieux, selon une opposition fondamentale entre force de la nature ou du Mal absolu (hommes, animaux, extraterrestres…) et une humanité plus ou moins imprévoyante, impuissante face à l’événement impensable. Ici, au contraire, il est question d’une « apocalypse joyeuse » puisqu’il s’agit d’abord de l’anéantissement de la société capitaliste « moderne », de ce monde de la vie contrainte où chaque membre de la communauté se doit d’occuper une place, une fonction, sans espoir de changement, sans jamais accéder à l’ouvert du choix. C’est l’humanité des Marchands (du Temple) : la ville de Christopolis, la Cité d’Or, « lestée de l’or monétisé dans les sacristies de ses soixante banques », résonne désormais du silence vide de toute vie ; le narrateur fera sa demeure dans les locaux, cossus et inutiles, de la Bourse.
Écrit en 1973, ce roman (mais est-ce un roman ?) de Guido Morselli témoigne, avec une ironie souvent sarcastique, d’une mélancolie moins nihiliste que négatrice pour raconter la dissolution de la vie humaine « aliénée » dans un monde désormais régi par les lois de la consommation, par un capitalisme triomphant : celui du « miracle économique italien » rendu possible par le plan Marshall. Dans ce monde, la différence entre la vie et la mort, note le narrateur, n’est guère qu’une affaire de degré : « la mort biologique n’est que le perfectionnement d’un état dans lequel nous nous trouvons déjà ».
On l’aura compris, Dissipatio H.G. n’est nullement une dystopie de science-fiction, ni même un roman sur la survie d’un individu hors du temps historique, dans son « être-seul » et, donc, privé de signification. Il s’agit plutôt d’un récit parabolique et réflexif dénonçant le « monde tel qu’il est ». Son narrateur éprouve une certaine mélancolie, tantôt rageuse, tantôt poétique, lorsqu’il évoque la Nature, le règne animal libéré de toute entrave ; autant de manifestations d’une misanthropie, d’une vision du monde dont toute l’œuvre de Morselli, publiée après sa mort, témoigne.
Malgré le « supplément » de l’écriture pour tenter d’être, Morselli se suicide peu après le refus du manuscrit de Dissipatio H.G. Un refus qui fait suite à ceux de ses ouvrages précédents, notamment Il comunista (1965), « roman engagé » envoyé aux éditions Einaudi et en particulier à Italo Calvino, qui motive la décision de non-publication par un désaveu de principe face à tout roman « politique ». Calvino suggérait à Morselli de tenter plutôt un récit des mouvements ouvriers de l’Italie des années 1960, de se tourner vers une biographie, ou vers une écriture de témoignage, de « souvenirs et de réflexions ».
Peut-être ces conseils ont-ils été l’objet d’une interprétation, orientant la stratégie argumentative de cet ultime roman : mais l’hétérogénéité des intentions ostensiblement affichées dans une trame fictive indécise, où se côtoient métadiscours bavards, commentaires érudits, citations littéraires, aphorismes (« La culture porte le solvant de ce qui la fait vivre et de ce qui la nie »), longues métaphores filées (comme celle de la description de ce « cénotaphe » fabriqué par le narrateur, installé sur la place du Marché où, sur un piédestal composé de voitures de luxe, s’érige un entassement de téléviseurs et d’appareils photo pour célébrer la culture dans laquelle vivaient les disparus), conduit à un effet insistant de saturation : celle d’une « volonté de dire ».
La riche Italie du Nord a donné nombre d’écrivains radicalement hostiles à un train du monde dont Silvio Berlusconi aura incarné la prêtrise : Vitaliano Trevisan, Pier Paolo Pasolini, Luciano Bianciardi, Erri De Luca… Sans doute Guido Morselli appartient-il à cette lignée d’auteurs négateurs du monde tel qu’il est, mais il manque ici la force de transfiguration poétique présente chez ceux-là. Sans doute Dissipatio H.G. réserve-t-il de réels bonheurs de lecture grâce au sens parfois très séduisant de la formule, la poésie de certaines évocations de la nature. Mais, sans vouloir réduire sa réelle dimension littéraire, on pourra se demander si ce récit ne rappelle pas, étrangement, ce syndrome de négation systématique du monde et de soi-même décrit, dès le XIXe siècle, par le psychiatre Jules Cotard pour tenter de rendre compte de cette perte du sens de la relation : un sentiment d’indistinction entre état de vie et état de mort, intimement ressenti par le sujet, qui situe ce dernier dans une interminable « fin de partie ».