L’Afrofutur, à l’heure de George Schuyler

On constate, depuis une vingtaine d’années, un intérêt soutenu des éditeurs indépendants francophones pour la traduction et la diffusion des grandes voix afro-américaines de la Renaissance de Harlem. Dans ce renouveau éditorial comme à l’époque du New Negro, l’écrivain et journaliste George Schuyler (1895-1977) occupe une place singulière, autant liée à son choix de la science-fiction qu’à ses positions iconoclastes, qui font de lui l’un des précurseurs controversés de l’afrofuturisme.


George S. Schuyler, L’internationale noire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Julien Guazzini. Sans soleil, 200 p., 14 €


Initié par Laure Leroy (qui publia aux éditions Zulma les premiers textes de Zora Neale Hurston, Spunk et le Livre de Harlem, bientôt repris aux éditions de l’Aube), ainsi que par le Marseillais André Dimanche qui réédita en 1999 le roman Banjo, puis l’autobiographie de l’écrivain jamaïcain Claude McKay (Un sacré bout de chemin, 2001), l’engouement de l’édition française pour la « Harlem Renaissance » fut longtemps incarné par Sylvie Darreau et les éditions de la Cheminante. La collection « Harlem Renaissance » accueillit entre autres Nella Larsen (Sables mouvants, 2014) et Wallace Thurman (Plus noire est la mûre, 2017). Depuis, les éditions Héliotropismes, les Nouvelles Éditions Place et les éditions Nada ont pris le relais avec une salve d’inédits de Claude McKay, tandis que Zora Neale Hurston a également connu un regain d’intérêt avec la nouvelle traduction de son plus célèbre roman, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu (Zulma, 2020), et celle de son enquête ethnographique menée auprès de l’ultime survivant du dernier convoi négrier vers les États-Unis (Barracoon. L’histoire du dernier esclave américain, Lattès, 2019).

L'internationale noire : l'Afrofutur, à l’heure de George Schuyler

Dans l’avant-garde littéraire et artistique du New Negro (du nom de l’anthologie publiée en 1925 par le philosophe et critique d’art afro-américain Alain Locke), George Schuyler faisait assurément office d’intrus, voire d’importun. Autodidacte passé par l’armée – où il servit six ans, jusqu’à atteindre le grade de premier lieutenant –, il vécut de divers petits métiers (docker, portier, employé sur des chantiers de construction ou à la plonge dans des restaurants) avant de se former, sur le tas et sur le tard, au journalisme et au feuilleton littéraire, d’abord dans la presse noire américaine (The Messenger, The Pittsburgh Courier), puis dans de grands journaux nationaux comme The Nation, The New York Evening Post et The Washington Post. Non content de dénoncer dès 1926, dans un retentissant essai (« The Negro Art Hokum » ou « Les fadaises de l’art noir »), la vogue primitiviste qui sous-tendait nombre de productions américaines, dans leur célébration conjointe des arts nègres et des musiques noires, Schuyler s’attacha dès ses premiers récits à porter un regard aussi acerbe sur les hantises des Blancs aux États-Unis et en Europe, que satirique sur les fantasmes des Noirs en Amérique et en Afrique. Ce faisant, il choisit une voie largement délaissée par les écrivains afro-américains de son temps : la littérature d’anticipation, qui triomphait alors dans la presse et l’édition populaires avec des magazines de science-fiction comme Amazing Stories fondé en 1926 par Hugo Gernsback.

Paru en 1931, et publié en français pour la première fois en 2016 aux éditions Wombat, dans une traduction de Thierry Beauchamp, Black No More s’offrait – selon son sous-titre – comme « le récit d’étranges et merveilleux travaux scientifiques au pays de la liberté entre 1933 et 1940 après J.-C. ». Un médecin afro-américain, Julius Crookman, y fait en effet fortune grâce à un procédé de dépigmentation accélérée, donnant aux Noirs l’opportunité inespérée de se transformer en Blancs en moins de trois jours. Par sa courte projection historique, cette fable située dans le courant des années 1930 permet surtout à son auteur de mettre en scène les résistances de la majorité blanche, farouchement hostile à toute subversion des hiérarchies raciales, ainsi que l’attachement paradoxal de l’intelligentsia afro-américaine à la « ligne de couleur » – cette démarcation sociale dont elle tire en réalité un statut privilégié d’intercesseur et de porte-parole, dans une communauté noire de plus en plus volatile. À la fin du récit, la potentielle révolution initiée par la « tentative d’introduire la démocratie chromatique » dans la société états-unienne tourne ironiquement court, puisque le statu quo racial s’y voit préservé par simple inversion : les Noirs blanchis ne pouvant plus bronzer, c’est en effet par leur teint naturellement hâlé que les Blancs et les mulâtres manifestent désormais leurs origines « supérieures » et maintiennent leur domination économique, sociale et politique.

L'internationale noire : l'Afrofutur, à l’heure de George Schuyler

George S. Schuyler (1941). Library of Congress, Prints & Photographs Division, Carl Van Vechten Collection

Publié en soixante-deux livraisons hebdomadaires dans les colonnes du Pittsburgh Courier, de novembre 1936 à avril 1938, le feuilleton Black Empire prolonge cette hypothèse d’un renversement des rapports de force entre Blancs et Noirs en la radicalisant à une échelle globale. Dans une première partie intitulée L’Internationale noire, dont les éditions Sans soleil ont récemment livré la traduction par Julien Guazzini, avant un second volet annoncé pour 2023, c’est un autre médecin afro-américain, Henry Belsidus, qui met en place une vaste organisation secrète destinée à libérer économiquement et politiquement les peuples de couleur de toute suprématie blanche. Le financement des opérations provient cette fois d’un réseau de grand banditisme spécialisé dans le cambriolage urbain, doublé du produit de cimenteries et d’un ensemble agricole de fermes hydroponiques alimentées par l’énergie solaire. L’Internationale noire a également développé une industrie aéronautique et une flotte aérienne uniques au monde pour assurer partout, aux États-Unis comme outre-Atlantique, le transport autonome de ses marchandises et de ses membres.

Ayant acquis « le contrôle de la vie économique dans l’Amérique de couleur », grâce à ses temples religieux faisant secrètement office de bourses et de centres d’affaires, la richissime association et ses « deux millions de membres » passent bientôt à l’étape suivante du plan grandiose élaboré par leur chef : la reconquête de l’Afrique, via un débarquement naval au Liberia et le déploiement d’une force militaire de 5 000 hommes. Devenu le nouveau président provisoire du pays, Belsidus fait assassiner le Premier ministre de Grande-Bretagne, puis dynamiter l’Assemblée nationale en France, pour déstabiliser ces deux puissances coloniales auxquelles il livre par ailleurs une guerre impitoyable, attisant et équipant militairement la révolte des peuples d’Afrique contre leurs colonisateurs, du nord au sud et de l’ouest à l’est du continent en passant par son centre, le Congo. Provoquant ensuite un conflit généralisé des puissances européennes entre elles, grâce à une série d’attentats coordonnés contre leurs ambassades respectives, l’Internationale noire prend finalement le contrôle de l’Afrique tout entière, où Belsidus instaure un nouvel empire noir.

L'internationale noire : l'Afrofutur, à l’heure de George Schuyler

Couverture de « Black Empire » (édition de 1993)

S’il s’ancre assurément dans un contexte historique précis, et notamment dans les soubresauts de la guerre menée par l’Italie fasciste contre l’Éthiopie indépendante d’Haïlé Sélassié, le récit de Schuyler fait délibérément le choix d’une certaine uchronie – Mussolini est bien à la tête de l’Italie fasciste, Edwin Barclay président du Liberia, Chamberlain Premier ministre britannique et Léon Blum président du Conseil en France, mais aucun de ces hommes politiques ne parvient à déjouer les plans machiavéliques de Belsidus. En même temps, Schuyler recourt à tous les ressorts du mélodrame romanesque pour conduire son intrigue et mettre en scène un incroyable renversement des mondes. En imaginant une Amérique noire et bientôt une Afrique débarrassées de leurs tutelles blanches, et dans le même temps libérées de tout complexe psychologique à l’égard des dominations passées et des traumatismes subis, Schuyler préfigure sans nul doute certaines dispositions et thématiques de l’afrofuturisme contemporain. La réconciliation des identités noires avec elles-mêmes passe notamment par un opportun retour à certaines formes de spiritualité païenne héritées de l’Égypte ancienne.

Pour autant, il convient de ne pas se méprendre sur le sens politique de cette affabulation, qui confine davantage à la dystopie qu’à l’Afrotopia, cette utopie centrée sur l’Afrique, chère aux premiers écrivains afro-américains et revisitée aujourd’hui par certains écrivains et penseurs d’Afrique (1). En réinvestissant dans le monde noir l’idée de supériorité raciale (« Cette conquête prouve que les blancs sont définitivement nos inférieurs ») et en revendiquant du début à la fin de son entreprise la nécessité d’une dictature ne tolérant aucune désobéissance ni empathie envers les faibles ou les vaincus, Belsidus, instigateur et chef de l’Internationale noire, confesse souvent sans détour son allégeance aux idéologies totalitaires (« Tous les grands projets semblent fous à l’origine. Au départ, on a pensé que les chrétiens, les communistes, les fascistes et les nazis étaient effrayants. Leur réussite les a fait paraitre raisonnables », affirmait-il au narrateur dès leur première rencontre). De ce point de vue, L’Internationale noire s’inscrit aussi dans la filiation de la littérature coloniale la plus rétrograde, telle L’invasion noire du capitaine Danrit, comme nous l’avons montré ailleurs (2). Il faut donc lire ce récit comme une ironique mise en garde : en matière de révolution africaine, les imaginaires du futur s’abreuvent souvent, malheureusement, à ceux du passé.


  1. Sur ce point, voir l’ouvrage de Wilson Jeremiah Moses, Afrotopia. The Roots of African American Popular History (Cambridge University Press, 1998) et l’essai de Felwine Sarr, Afrotopia (Philippe Rey, 2016), ainsi que le roman de Léonora Miano, Rouge impératrice (Grasset, 2019).
  2. Dans L’Afrique au futur. Le renversement des mondes (Hermann, 2022).

Tous les articles du numéro 154 d’En attendant Nadeau