Nous avions laissé Claire Fourier avec son Tombeau pour Damiens ; la revoici avec un récit en forme de chant qui lorgne allègrement du côté de L’amant de lady Chatterley de D. H. Lawrence, référence et admiration avouées par l’auteure. Un jardin des délices solaire.
Claire Fourier, Le jardin voluptueux. Éditions du Canoë, 160 p., 16 €
L’histoire racontée dans ce livre est assez simple : une femme, bourgeoise aisée de Paris, mariée, a besoin d’un jardinier pour s’occuper du jardin d’une petite maison en Bretagne, au bord de la mer (elle n’a plus vingt ans, précise-t-elle à la première page de son récit). La femme, c’est Clarisse ; elle lui adresse souvent des lettres, mises en italique dans le livre imprimé, qu’elle signe parfois Papagena. L’homme, c’est Robert, nommé dans lesdites lettres Robin des Bois (Robin Hood en anglais), ou Papageno, car monsieur s’occupe d’une volière et, aux yeux de Clarisse, il enchante tout ce qu’il fait.
Quinze années après le début de leur chaste coopération, un suspense sexuel s’immisce dans le récit, tout en retenue d’abord, car il y a une différence d’âge et de classe sociale entre les deux futurs amants, dont aucun n’ose se déclarer. Cela commence comme ça, presque mine de rien, par un simple haïku qui ponctue le récit comme un chœur dans le théâtre classique grec – manière de commentaire de l’action : « N’aimant plus personne / sait-on que je brûle encore / du désir d’aimer ? » ; à mesure que le livre avance, le récit devient presque un thriller sexuel : « Que ferais-je si, au lieu de redescendre, il me jetait sur mon lit ? Je n’y pense pas. Je mens un peu. » Et puis : « Il y a là comme le frôlement de quelque chose qui pourrait arriver et dont je suis contente que ça n’arrive pas, tout en me réjouissant du frôlement. » Pourtant, la narratrice (l’auteure ?) lutte contre ce désir qui monte : « Je boirais la mer / si elle pouvait lessiver / mon besoin d’amour » (autre haïku). Nous sommes encore avec Mme de Staël et les passions contrariés, refoulées…
Malgré les dénégations premières de l’auteure : « Le couple idéal. Chaste. Aucune ambiguïté », cela commence à déraper : « Il a pris un oiseau dans sa main, lui a caressé l’aile. Je pensais : pourquoi ne pose-t-il pas sa main sur mon épaule ? » Un peu plus tard : « Ce qui devait arriver est arrivé. » La déchirure qui va avec le désir sexuel ne demande qu’à être comblée. « Qu’est-ce qui fait ouvrir les livres ? », se demandait l’écrivain Jacques Henric dans son essai Le roman et le sacré. Un certain savoir sexuel de l’auteur, répondait-il. Nous, lecteurs, allons être bientôt servis ! Un autre haïku annonce la couleur : « Tant et tant semé / qu’est-ce donc qui lèvera ? / quelle tige têtue ? // Patient le bourgeon / elle apparaîtra la rose / nul ne sait bien l’heure ». William Shakespeare, en ses Sonnets, n’est pas loin. C’est l’éveil du printemps, avant le sacre. Et puis vient l’automne : « Robert m’opposait par moments un sourire goguenard ; je devinais le chasseur qui flaire le gibier qu’il tirera en temps voulu. » C’est franc et direct : comment saurait-on être plus clair (pour souligner le prénom que l’auteure s’est choisi) ?
Les métaphores militaires, comme dans tout bon roman libertin du XVIIIe siècle français, ne tardent pas à fuser. L’écriture, comme chez les libertins du siècle cité, est rapide. Le désir n’attend pas, et le logos doit en rendre compte : dès le début de son récit, madame Fourier use et abuse d’incidentes : « J’ai passé l’âge de (c’est ce qu’on dit). Et acquis de la sagesse (enfin je crois). » La phrase se fait sèche, nette et précise, pas de temps à perdre : « Je sens sur ma joue la joue des cieux. […] Je copule avec le Grand Pan. Hiérogamie. Combien c’était fervent. Minuit passé. Le sable est devenu froid. Nous sommes rentrés ». L’usage du point-virgule est parfaitement maîtrisé ; écoutez cette phrase coupée en deux entre un avant et un après (la chute) : « Trop de gens ne sont que de la chair essoufflée, n’ont plus de corps ; j’étais ainsi. »
C’était l’autre thèse de Jacques Henric dans son essai déjà cité : la plupart des violences et des massacres viendraient d’un mal-être sexuel de fond et de son refoulement, source de toutes les névroses. Claire Fourier ne pense pas autre chose : « Il n’y aurait plus d’hypocondres, ni de guerre si toutes les femmes étaient prises comme tu m’as prise, et les hommes pris comme je t’ai pris ».
Mais il y a plus : après s’être identifiée à Gertrud (héroïne du film éponyme de Carl Dreyer), avoir cité Baudelaire (« les hommes sont faits pour foutre et les femmes pour être foutues » – coupez !), réécrit la Bible (« Ce sera l’histoire d’Adam et Ève, revue par une femme »), madame Fourier envoie tout balader, même Nietzsche, pourtant son philosophe préféré : « Y en a marre de Nietzsche, ce puceau qui n’est pas allé au vif du sujet » ; et c’est la grande révolte féminine : « Y en a marre de se poser des questions qui ne servent qu’à nous plaquer au sol, on va les envoyer valser, les philosophes, c’est pas ça qu’on veut, on veut baiser la mort à mort ». Plus rien ne résiste à l’auteure qui se lâche alors totalement dans un éblouissant monologue intérieur sans point, véritable chant lyrique. Le jardin voluptueux devient alors un formidable éloge de l’amour hétérosexuel. On laissera au lecteur le plaisir de découvrir par lui-même les plus belles phrases écrites par une femme pour chanter l’amour sexuel jamais vues/lues par nous. « Écrire ne devrait servir qu’à exprimer la chaleur humaine et le bien qu’un homme a fait, peut faire à une femme, disons : un être humain à un autre » : c’est bien l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…
Pour conclure ce texte, soulignons cet aveu de l’auteure, qui donne tout son sens à notre titre : « D.H. Lawrence et moi puisons à la même source [l’Éros celte] – mais différence majeure : la femme ici dit ce qu’elle a vécu ; un homme ne tient ni la chandelle, ni la plume à sa place. » Dont acte. Est-il utile de préciser qu’au détour d’une lettre de la narratrice, Clarisse devient Claire d’Assise ? Qu’est-ce que cela signifie ? Enfin, pouvons nous affirmer que Claire Fourier a ajouté une pièce maîtresse à l’histoire de la littérature érotique universelle ? Le lecteur répondra à notre place.