L’invention de la Camargue

Ceux qui ont déjà lu Fanny Taillandier savent qu’elle porte un regard très original sur les relations entre humains et non-humains, entre l’homme et l’espace qui l’entoure (1). Dans ce nouveau livre, c’est d’une « zone extrêmement vivante et foncièrement non humaine » qu’elle nous parle : le delta du Rhône, qu’on appelle aussi Camargue.


Fanny Taillandier, Delta. Le Pommier, coll. « Symbiose », 192 p., 18 €


Delta nous entraine dans une passionnante exploration de ce territoire et des hommes qui l’ont habité, depuis les Celto-Ligures jusqu’à un « jeune garçon encapuchonné, occupé à effriter du shit » sur le pont de Trinquetaille à Arles. On rencontre donc des humains et des non-humains, végétaux (roselières à phragmites, iris jaunes, genévriers de Phénicie) et animaux (sarcelles d’hiver à tête fauve, souchets, tortues, chevaux, et quarante espèces de moustiques). Toute une vie « en adéquation avec le sel qui habite l’eau et la terre, avec le vent qui ploie les branches, avec les débordements du fleuve ».

Delta est un livre qui nous parle d’hydrogéologie aussi bien que de préhistoire, de mythologie grecque ou de linguistique ; il fait le lien entre le très ancien – l’histoire de la Terre – et le très actuel – le sociologique et le politique. On lit ainsi qu’Arles, fondée par les Romains (qui « font des rocades, car un empire fait des rocades »), possède une avenue de Camargue « qui ressemble à la France d’avant-guerre : platanes, maisons basses devenant faubourg puis s’étiolant en petites manufactures, prés et champs ». Dans ses rues se croisent plusieurs sortes d’amateurs d’art, des « touristes à la retraite» venus marcher dans les pas de Van Gogh et d’autres, attirés par le « nouveau landmark international » qu’est la fondation Luma.

Delta, de Fanny Taillandier : l'invention de la Camargue

Fanny Taillandier © Jean-Luc Bertini

Fanny Taillandier nous raconte aussi les Saintes-Maries-de-la-Mer dont, à la fin du XIXe siècle, les notables d’Arles voulaient faire une station balnéaire « pour les baigneurs de la classe aisée » mais qui deviendront une ville associée aux Gitans dans le folklore local et l’imaginaire national. Sans doute grâce au marquis de Baroncelli, ami de Frédéric Mistral et propriétaire d’une manade, qui, après avoir rencontré Buffalo Bill pendant la tournée de son Wild West Show en 1905, a une sorte de révélation : il va transposer en Camargue la mythologie du Far West. Comme les Indiens et les cow-boys, les gardians et les Gitans (qu’il invente comme « peuple originel d’un delta qui n’était pas peuplé ») deviennent « les personnages d’un spectacle construit sur des fantasmes ».

Ce territoire qu’on a tendance à imaginer à peu près désert, peuplé seulement de flamants roses, de taureaux et de moustiques, se révèle être le lieu de toutes sortes d’entreprises très humaines, économiques ou artistiques. Industrielles aussi. On connaît généralement Fos-sur-Mer, mais il y a eu aussi les usines Solvay et Pechiney et, pour les faire tourner, une « colonie de peuplement » avec maisons, école, poste et terrain de pétanque puisqu’on est en Provence. Ça n’empêche pas que, dans le quartier Solvay, ait été reproduite l’architecture des corons : « Solvay fait même importer les briques depuis sa Belgique natale ».

En avançant dans le livre, on découvre différentes strates de réalité. Ainsi remonte à la surface la très ancienne légende de lou Drapé, ce cheval blanc qui vient la nuit et emporte les enfants désobéissants. En 1952, c’est à Folco, un enfant des marais, que le cheval apparait ; nous voilà dans Crin-Blanc, mythique film « pour la jeunesse » en noir et blanc. La séquence finale du cheval s’enfonçant dans la mer avec le garçon sur son dos a imprimé à jamais l’imaginaire des enfants des trente glorieuses.

Delta, de Fanny Taillandier : l'invention de la Camargue

Mais il n’y a pas que Crin-Blanc. On apprend que la Camargue a servi de décor à un nombre étonnant de films. En 1952 aussi est tourné La caraque blonde, sorte de Roméo et Juliette chez les riziculteurs, produit par les studios que Paul Ricard a rachetés à Marcel Pagnol. Le film est aussi oubliable que sa genèse est passionnante. L’industriel, raconte l’auteure, s’est mis à la riziculture après l’interdiction du pastis par le régime de Vichy. Suit un incroyable récit où l’on apprend que, parmi les 20 000 paysans vietnamiens, laotiens et cambodgiens « réquisitionnés en 1939 par la puissance coloniale, 2 000 environ se retrouvent déportés en Camargue. À partir de 1941, ils y réussirent la culture mille fois échouée du riz, avec des conditions de travail particulièrement difficiles, sans toucher aucun salaire, et logés dans des baraquements surveillés. Ce qu’on appelle de l’esclavage ». Paul Ricard ne dira rien de ces hommes dans son film, même si c’est grâce à eux qu’existe aujourd’hui l’AOP du riz camarguais.

Parmi les autres films, des westerns français aux titres délicieux comme Arizona Bill et Pendaison à Jefferson City, ou encore Les amants du Pont-Neuf de Leos Carax. Mais il y a surtout eu un autre film culte, Le salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot. Le décor du film, qui se passe au Mexique, a été construit à Saliers, non loin de La Grande-Motte, sur l’emplacement d’un camp où « environ 700 Tziganes furent déportés durant la collaboration et enfermés de 1942 à 1944. Des dizaines y moururent de faim et de manque de soins ». Là aussi.

En fait, on s’aperçoit que, grâce à une très fine lecture des espaces et une manière très personnelle d’alterner les registres d’écriture, Fanny Taillandier nous embarque où elle veut, y compris au bord d’un chenal qui abrite, indique une pancarte, des tortues marines blessées. « Peut-être la dernière mythologie en date, celle d’une action toujours mue par l’attention à l’autre, à l’équilibre et à l’harmonie du vivant. C’est peut-être une meilleure mythologie qu’une autre ». Et ici, on a l’impression qu’elle a retourné la phrase dans tous les sens avant cette formulation prudente. Ou hésitante ? Ou perplexe ?


  1. On le voyait déjà dans Les états et empires du lotissement Grand Siècle (un essai) et dans Farouches (un roman).

Tous les articles du numéro 154 d’En attendant Nadeau