Les calculs de la piété

Le livre de Sean Field, Sainteté de cour, est passionnant et irritant. Passionnant parce qu’il fait revivre sous une plume alerte (qui est peut-être celle du traducteur, le médiéviste Jacques Dalarun) une galerie de personnalités souvent oubliées ou ignorées. Irritant parce que tellement dans l’air du temps, l’ère du soupçon, qu’on se demande si tous les historiens d’aujourd’hui en sont imprégnés. Défense et illustration des femmes, mais dès lors qu’elles gravitent dans la sphère du pouvoir, leurs mobiles sont forcément suspects, comme ceux de nos hommes politiques.


Sean L. Field, Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jacques Dalarun. EHESS, 342 p., 25 €


Le titre original du livre de Sean Field l’annonçait – Courting Sanctity, littéralement « courtiser la sainteté », rendu avec tact par Sainteté de cour –, ses premières pages le confirment. Blanche de Castille « se précipite » au chevet de sa fille gravement malade, et sollicite l’aide d’une sainte femme, car l’inciter « à parler au nom de Dieu, c’était un puissant moyen de démontrer la faveur divine dont bénéficiaient les Capétiens ». Voyons, quel autre motif pourrait avoir dans une telle épreuve une mère aimante et pieuse ?

Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes, de Sean L. Field

Ici l’auteur affirme le rôle déterminant qu’a joué sa propre subjectivité dans le scénario qu’il écrit : « les faits passés n’ont ni forme ni teneur en eux-mêmes avant que les historiens et les historiennes le leur assignent ». Un autre que lui aurait opéré d’autres choix parmi les faits, et conté une autre histoire. Son livre se veut donc « une invitation à poursuivre le dialogue ». Nous voilà prévenus. Premier objectif de l’historien qui se respecte : déjouer les manipulations politiques, montrer qu’on n’est pas dupe, pas complice des légendes orchestrées de tout temps par le pouvoir. Que les rois capétiens aient voulu instrumentaliser les prophétesses et soutenu leur renommée tant qu’elles leur étaient utiles, oui, certainement, comme Charles VII l’a fait pour Jeanne d’Arc. Que les saintes femmes aient cru à leur mission, à leurs visions, c’est probable. Ont-elles été achetées pour soutenir l’œuvre de propagande royale, ou au moins tentées par le prestige qu’elles en retiraient ? Peut-être, mais il apparait que nombre d’entre elles ont obéi à leurs « voix » jusqu’au bout, sans craindre de s’opposer aux puissants quand leur conscience le leur dictait, et qu’elles ont été maintenues, quelle que fût leur renommée, en état de sujétion. Nous sommes loin de l’autorité morale d’une Hildegarde de Bingen. L’histoire de la sainteté capétienne se déroule en trois phases : vénération, méfiance, mise à distance.

Sean Field ne partage pas l’admiration que vouaient à Louis IX les souverains de son temps, qui le consultaient, et le prenaient pour modèle avant même sa canonisation, selon le Saint Louis de Jacques Le Goff : obsédé par son rôle de purificateur du royaume, le despote persécute juifs et hérétiques, et tous ceux qui désobéissent à ses normes vertueuses. La première véritable sainte de la dynastie, c’est sa sœur Isabelle, qui donne très tôt des signes d’indépendance en refusant les mariages qu’on veut lui imposer : elle n’aura d’autre époux que le Christ. C’est après sa guérison qu’elle et son frère prennent des engagements religieux radicaux, elle vers un pieux célibat, lui vers la croisade. Aucune jeune fille de sang royal avant elle n’avait suivi ce chemin, assure Sean Field.

Isabelle obtient l’autorisation papale de fonder un monastère de franciscaines, mais son vœu de virginité semble bientôt créer un malaise dans les écrits où elle est nommée. Le pape Innocent IV loue sa pureté, mais pourra-t-elle tenir cet engagement ? Divers théologiens aimeraient voir son projet personnel transformé en vœu public, au sein d’un ordre. Thomas de Cantimpré lui offre une voie de salut en l’orientant vers les béguines, qui font le choix d’une vie pieuse laïque sans s’isoler du monde. Alexandre IV soutient l’essor des institutions féminines de la mouvance franciscaine, et il approuve la Règle de Longchamp, rédigée par Isabelle avec une équipe de maitres en théologie de la Sorbonne : la bulle Sol ille verus célèbre ses chers enfants dans le Christ, « le très chrétien Louis, illustre roi des Francs », et « la noble dame Isabelle sa sœur », tous deux baignés de lumière spirituelle.

Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes, de Sean L. Field

Vitrail de l’église Saint-Louis-en-l’Île représentant Isabelle de France © CC3.0/Mbzt

C’est à Isabelle, non à Louis, qu’un sergent du roi vient demander d’implorer Dieu pour son fils malade. C’est autour d’elle que les images de sainteté se cristallisent en France. Mais, faute peut-être d’avoir obéi aux incitations réitérées de prendre le voile, elle va rapidement disparaitre des correspondances papales, alors même qu’elle négocie pour faire inclure dans la Règle l’expression Sorores minores, qui les ferait reconnaitre comme membres à part entière de la famille franciscaine, l’équivalent féminin des Frères mineurs, ce que refusent les Frères. En 1263, au moment où Charles d’Anjou accepte la couronne de Sicile. Urbain IV approuve la nouvelle Règle créant l’ordre des Sorores minores inclusae, sans nommer Isabelle : « Il la jeta purement et simplement aux oubliettes », note Sean Field. D’un atout, il semble qu’elle soit devenue un problème, en s’obstinant à réclamer une règle distincte pour son ordre, et en confortant par son choix du libre arbitre un mode de pensée franciscain dynamique mais très controversé.

Comme les vies de ces saintes femmes ont laissé peu de traces, si grande que fût leur réputation, Field est parfois réduit à des hypothèses pour les reconstruire… et doit consacrer une large place aux faits et gestes des hommes qui gouvernent – conciles, alliances, guerres. Les maigres sources concernant la béguine Douceline de Digne confirment en tout cas que Charles d’Anjou la tenait pour sa « commère bien aimée », après avoir testé la sincérité de son extase en lui faisant verser du plomb fondu sur les pieds, dont elle souffrit atrocement une fois sortie de sa transe. Après quoi il eut pour elle la plus grande dévotion, et suivit son conseil d’accepter la couronne que lui offrait le pape. Elle lui rappelait régulièrement que Dieu lui reprendrait son royaume s’il cédait à l’orgueil. Une fois la sainte décédée, il oublia la crainte de Dieu, et en fut promptement châtié par la grande révolte des « Vêpres siciliennes ». Du moins c’est ainsi que la béguine Felipa de Porcelet interprète a posteriori les faits dans sa Vida de la benaurada sancta Doucelina. Elle place les cercles béguins et franciscains gravitant autour de Douceline dans une relation de parenté élargie avec les Capétiens, relation bénéfique aux deux parties : « plus les Capétiens baignaient dans cette aura, plus elle rayonnait en retour sur la béguine ».

Deuxième phase : des rumeurs circulent sous le règne de Philippe III le Hardi, accusant son épouse, Marie de Brabant, d’avoir tué le fils ainé de son premier mariage, et lui-même d’avoir « péché contre nature », en clair par des penchants homosexuels. La source principale de ces rumeurs serait une mystique portant des stigmates, Élisabeth de Spalbeek, dont les transes inouïes attiraient des spectateurs de toute part, selon le rapport d’un abbé cistercien, Philippe de Clairvaux. Elle aurait annoncé que Dieu punirait les Capétiens en mettant fin à leur lignée. Thomas de Cantimpré l’admire, mais Guibert de Tournai, hostile aux béguines qui vivent hors des cadres réglementaires, la soupçonne d’imposture et réclame un examen public de ses assertions. Interrogée, Élisabeth nie avoir reçu quelque révélation de la colère divine contre le souverain. Ce n’est que le début du feuilleton policier. Au terme de quatre enquêtes, luttes d’influence, complots, tentatives de corruption, pressions, deux proches du roi sont jugés coupables de l’avoir instrumentalisée pour accréditer ces rumeurs. Signe d’une évolution radicale, c’est en définitive le silence d’Élisabeth, et non son pouvoir prophétique, qui permit à la cour capétienne « de continuer à se prétendre, en France, la lignée royale chérie de Dieu ».

Sainteté de cour. Les Capétiens et leurs saintes femmes, de Sean L. Field

Couronnement de Marie de Brabant, le 24 juin 1215, par Jean Fouquet

Comparés à la complexité des intrigues politiques, les motifs qui animent les princes capétiens semblent singulièrement réduits. Compterait par-dessus tout le soin de promouvoir l’idée que « la lignée capétienne était sainte, vertueuse et bénéficiait d’un soutien privilégié de Dieu ». Soin qui conduit Charles d’Anjou à commander une Vie de sa sœur Isabelle à Agnès d’Harcourt, l’abbesse de Longchamp, élément crucial dans « la fabrique textuelle de la sainteté capétienne ». À l’époque, entre autres occupations, Charles compte attaquer Constantinople, défier Pierre d’Aragon en duel, obtenir du secours à Paris après le désastre des Vêpres siciliennes, et visiter les tombes de ses proches à Saint-Denis. « Il rendit presque certainement le même hommage au tombeau d’Isabelle à Longchamp », « ne put alors que rencontrer l’abbesse », et « dut parler avec elle de sa sainte sœur ». Le récit d’Agnès d’Harcourt évite les points précis où la vie de la princesse diverge des modèles reconnus de sainteté, dont l’absence de vœux monastiques ou la genèse tourmentée de la Règle. Agnès enchaine les témoignages et les anecdotes pittoresques, comme ce bonnet tissé que la jeune Isabelle a refusé à son frère Louis pour l’offrir à une femme pauvre, quarante miracles post mortem attribués à ses mérites, et les pèlerinages vers sa sépulture. Le procès de canonisation de Louis IX était en cours, peut-être espérait-on une procédure similaire en faveur d’Isabelle. Field explique les apories par une comparaison avec la Légende de Claire d’Assise, également silencieuse sur ses choix de vie peu conformes aux usages.

Bernard de Clairvaux appelait l’abbaye de Saint-Denis « l’atelier de Vulcain » de la dynastie. L’analyse des Actes de Philippe III, où Guillaume de Nangis « forgeait un récit acceptable pour le roi, la reine et la cour » de l’épisode des rumeurs, ses révisions du personnage d’Élisabeth de Spalbeek, montrent la justesse du mot. Dans sa geste du triomphe capétien, Élisabeth tient un rôle ambigu, qui fragilise les fondations de l’édifice. Une Vie de la bienheureuse sainte Douceline par un frère mineur italien, Salimbene de Adam, rappelle ses avertissements à Charles qu’il perdrait son royaume s’il était trop orgueilleux, et l’accomplissement de cette prophétie à la mort de Philippe le Hardi : les troupes du roi de France sont tombées « non pas sous les coups de l’ennemi, mais par la volonté divine ».

La troisième partie du parcours est intitulée « La chute ». Le pouvoir capétien atteint alors son apogée. Dans la logique de Philippe IV le Bel, « l’hérésie était un affront au monarque autant qu’à Dieu ». Une rafale de bulles affirmant la suprématie pontificale et menaçant d’excommunier quiconque s’attaquerait aux biens de l’Église, qu’il se prépare à taxer pour financer ses campagnes militaires, le met en fureur. On connait la suite, une guerre sans merci contre tous les supposés ennemis de la France, les riches Templiers, les ordres religieux, les juifs, et la papauté, placée sous tutelle à Avignon. Dans ce climat de violence, surgit une sainte femme, ou supposée telle, Paupertas de Metz ou Pauperies, nom suggérant une affinité avec la spiritualité franciscaine. Son histoire, racontée par les continuateurs de Guillaume de Nangis, fourmille d’anomalies, béances et contradictions que Field s’applique patiemment à dénouer. Selon le récit le plus détaillé, Paupertas vivait en recluse à Metz avant de se rendre « parmi les foules de béguines en Flandre », où on la traite « comme une femme sainte et digne de Dieu, quasi sancta et Deo digna mulier », mais ce n’est qu’une façade trompeuse. Elle a agi d’abord en pacificatrice, puis, soudoyée par les Flamands, a tenté de faire empoisonner Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Arrêtée et torturée jusqu’à ce qu’elle confesse ses crimes, elle échappe de justesse au bûcher : sa peine est commuée au dernier moment en peine de prison. Pour quelle raison, le Continuateur n’en dit rien. Peut-être, suggère Field, grâce à une intervention de la reine, Jeanne de Navarre, qui avait déjà protégé des personnalités franciscaines controversées.

À diverses reprises, notamment après la mort de la reine Jeanne, des femmes se retrouvent prises dans les grandes offensives menées contre les nombreux ennemis du roi. Les idéaux de pauvreté franciscaine, les dévotes qui vivent en dehors de monastères institués, deviennent l’objet de suspicions croissantes. Plusieurs sont soumises à des enquêtes ecclésiastiques, brûlées ou emprisonnées. La divinatrix Margueronne de Bellevillette est mêlée à une affaire impliquant l’évêque Guichard de Troyes, accusé de tentatives de meurtre sur la famille royale. L’« énorme procès, touffu, enchevêtré » a engendré une ample somme de témoignages, en cours de publication par une équipe de chercheurs. Les accusations de sorcellerie, nécromancie, poisons, envoûtements, sodomie, usure, pleuvent sur l’évêque. Après avoir servi les desseins de la cour visant à le diaboliser, Margueronne croupit en prison, signe de la nouvelle tendance à considérer les femmes en contact avec le surnaturel comme possédées du démon plutôt que divinement inspirées. La mystique Marguerite Porete, béguine, autrice d’un Miroir des simples âmes anéanties qui traite de l’amour divin, finit sur le bûcher pour avoir refusé d’abjurer les propos jugés hérétiques de son livre. Seul le roi désormais est autorisé à parler au nom de Dieu. « Plus aucune sainte figure féminine n’émergea dans l’orbite de la famille royale sous les derniers Capétiens directs. » Sean Field ne le dit pas, mais ils ne perdent rien pour attendre, ces rois maudits.

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