Hypermondes (20)
Plusieurs livres parus ces derniers mois montrent que la science-fiction française n’hésite pas à balayer de larges horizons. Avec Tè Mawon, Michael Roch inscrit les Caraïbes dans la SF francophone, en installant dans son écriture même la pluralité linguistique, condition de la « diversalité ». Uni en une mégalopole attractive mais divisé socialement entre « Anwo » et « Anba », son espace caribéen futuriste permet d’ausculter les conditions d’un développement qui profiterait à tous. Parallèlement, La Volte réédite un classique de Philippe Curval, auteur d’une trentaine de romans depuis 1960. Le ressac de l’espace oscille avec subtilité entre utopie et dystopie pour examiner les choix possibles entre harmonie heureuse et libre arbitre. Enfin, Spam rassemble des textes inédits ou dispersés en recueils collectifs et revues de Jacques Mucchielli, disparu en 2011. Deux nouvelles évoquent la ville imaginaire de Yirminadingrad, créée avec Léo Henry. Située sur les bords de la mer Noire, touchée par la guerre, aujourd’hui on peut avoir l’impression que la réalité rejoint Yirminadingrad.
Michael Roch, Tè Mawon. La Volte, 224 p., 18 €
Philippe Curval, Le ressac de l’espace. La Volte, 256 p., 18 €
Jacques Mucchielli, Spam. Les Règles de la nuit, 272 p., 15 €
Dans Tè Mawon (prononcer « Terre Marron »), Lanvil ressemble à un rêve de promoteur immobilier : une conurbation moderne et lumineuse, scintillant de tous ses gratte-ciels sur la mer des Caraïbes, destination idéale pour touristes fortunés car, dans un monde ravagé par les épidémies, Lanvil a mis en place des frontières sanitaires efficaces. Cependant, le béton recouvre toutes les îles ; les plages de rêve et les eaux turquoise ne sont plus que des illusions virtuelles. « Anba Lanvil », balayé par les « brumes de sable », on se fait agresser pour ses implants. Le prolétariat exclu de la prospérité y garde seul le souvenir de sa culture.
Quelques personnages incarnent par leurs monologues intérieurs les différentes dimensions de la ville. Les sœurs ennemies Lonia et Eyzie se sont ainsi élevées jusqu’à devenir traductrices au service de Babel SA, l’organisme qui gère la Ville-État. Un rôle essentiel : « La fonction première du tradiktè est de lire le réel, […] de le décoder afin de le transmettre à un tiers ». Leur frère Pat, ex-syndicaliste, révolutionnaire désabusé, parrain désargenté des marges, s’est lancé dans la quête du « Tout-monde », la Terre-mère des ancêtres, perdue sous le béton. Le Tout-monde est une notion empruntée à la créolisation d’Édouard Glissant, qui le définissait comme « notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la “vision” que nous en avons », une façon ouverte de penser et de regarder le monde.
La force chorale de Tè Mawon est que chaque personnage a son langage, mêlé de français et de créole dans des proportions variées car, comme le dit Eyzie : « Ce qui nous aliène, c’est la dépossession d’une langue au profit d’une autre. Car elle déforme le corps, elle le contraint dans un système qui ne correspond pas à sa pensée ». Certains passages scandés par Pat peuvent être ponctuellement difficiles pour un lecteur métropolitain, mais ils donnent en même temps au texte son plus grand coefficient de poésie et de percussion. Accepter cette étrangeté, c’est entrer en cohérence avec ce que défend le livre : liberté, ouverture, dynamisme des marges et de ce que chaque personnage peut apporter par sa diversité. Dans la continuité de l’histoire des luttes, Michael Roch nous attache avec une belle énergie à des personnages qui s’opposent souvent mais qui cherchent comment rendre leur société meilleure. L’essentiel est de résister au conformisme et de savoir écouter les histoires diverses, pour « devenir le mawon de [s]on ancien corps ».
Publié à l’origine en 1962, Le ressac de l’espace décrit également une société prospère apparemment satisfaisante. Pourtant, en proie à une « décadence dorée », les Terriens ont perdu le goût de l’aventure. Les voyages spatiaux périclitent faute d’équipages. Les « archépoles », rares individus encore attirés par l’inattendu, se réfugient dans les villes anciennes, mais ils sont méprisés, et une « loi scélérate » permet de les surveiller sous prétexte de contrer « les agissements des révolutionnaires et des criminels ». La Terre offre donc un terrain de choix aux Txalqs. Supérieurement intelligente mais dotée d’un corps débile, cette race extraterrestre se voit contrainte d’asservir par télépathie des espèces plus robustes. Malheureusement, la charge mentale imposée conduit leurs hôtes à dégénérer, ce qui oblige les Txalqs à chercher sans cesse de nouvelles planètes à vampiriser.
Philippe Curval développe avec humour et subtilité un récit plein de rebondissements mais d’une portée également politique et métaphysique. Un bonheur harmonieux justifie-t-il qu’on abandonne sa liberté ? Faut-il résister, au prix de la guerre et de la violence ? En proie à ces dilemmes, les personnages hésitent d’un pôle à l’autre dans un ressac qui est celui du titre. Leurs errances sont l’occasion de descriptions superbes et surprenantes : combats sous-marins, gigantesques chorégraphies collectives, et surtout une planète Vénus hostile et pluvieuse, toute de « flou liquide ».
Pour finir, la découverte par les Txalqs de ce qui définit l’humanité offre une possibilité d’accord et évite un dénouement manichéen. Le ressac de l’espace noue dans une histoire divertissante de nombreuses questions propres aux années 1960 – assoupissement d’un Occident repu par la société de consommation, libération sexuelle, colonialisme, résistance armée, liberté et prise de risque – mais dont beaucoup restent étonnamment actuelles, y compris avec la guerre en Ukraine.
Jacques Mucchielli est mort à seulement trente-quatre ans. Spam, édité par Léo Henry, son alter ego dans l’écriture du cycle de Yirminadingrad, donne à lire quel écrivain il était. Ses nouvelles racontent les séquelles de la guerre (« Spam », « Schrapnel Memento »), la ville (« Il est cinq heures… », « Ce qu’ils savent de Paris », « Nom lieu »), la surveillance et le commerce invasifs (« Spam », « Journal anticipé d’un écrivain mythomane », « L’or des fées »), les influences littéraires d’Edgar Poe (« And the tattling of many tongues ») et de J. G. Ballard (« Vermilion Dust »), et mettent en leur cœur le langage, à la fois instrument de contrôle et d’aliénation et possibilité d’évasion individuelle.
Comme sur les deux rives d’un même fleuve, deux cités se dressent en miroir, pas tout à fait dans le même monde, et pourtant liées : Paris et Yirminadingrad. Un texte les réunit : « Journal anticipé d’un écrivain mythomane » est une vertigineuse mise en abyme dans laquelle Jacques Mucchielli imagine son futur d’écrivain, à l’aune de sa relation avec Léo Henry. « Journal anticipé d’un écrivain mythomane » se situe dans le XIIIe arrondissement de Paris, où l’auteur vivait, et imagine avec autodérision le futur de son œuvre sous forme de romans, de films, de jeux vidéo, jusqu’à une fin grandiose venue à la fois de Borges et du western. Ce texte, comme les autres du recueil, comme Moins de toi, journal anorexique et fantastique, ébauche de roman en fragments, est une poignante illustration de l’écriture de Jacques Mucchielli, de son mélange rythmé de finesse et de familiarité, propre à exprimer le sentiment de menace latente, d’effondrement ayant déjà eu lieu et simultanément à venir, qui caractérise les nouvelles du cycle de Yirminadingrad [1].
Écrits à des décennies d’écart, Tè Mawon, Le ressac de l’espace et Spam prouvent que la science-fiction française compte de véritables écrivains, à même d’aborder avec fougue et intelligence les grands enjeux de nos sociétés.
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Les quatre recueils, Yama Loka Terminus, Bara Yogoï, Tadjélé et Adar, sont disponibles aux éditions Dystopia Workshop.