Né en 1955, Eugène Savitzkaya est l’un des écrivains belges les plus originaux de sa génération. Poète, romancier, auteur de pièces de théâtre ou de portraits de peintres, il éclaire dans cet entretien publié en partenariat avec la revue Ballast sa relation particulière à la langue française, ses influences (Pierre Guyotat, Jean Genet, Jacques Izoard…) et sa crainte de « galvauder les mots ».
Dans vos premiers écrits, les lieux renvoient beaucoup à la campagne belge, avec une attention à la terre, au sens d’une terre maraîchère ou potagère. Puis, dans Au pays des poules aux œufs d’or, vous prenez du champ : « on entendait mugir la terre ». Cette fois au sens de l’astre. Comment passe-t-on du terreau à la planète ?
Là où j’ai grandi, c’est un beau pays, mais abîmé par le remembrement des terres. Ils ont tout bousillé, tous les vieux chemins, les chemins creux qui servaient aussi à l’écoulement de l’eau. Les salauds ! Il y avait des vergers partout… Et par avidité, pour le gain, certains odieux sont capables de tout. Aujourd’hui j’habite à Bruxelles, dans la ville, mais j’ai un petit jardin communal, un petit lopin, de quoi mettre ce qu’il faut et passer du temps au soleil. C’est un endroit particulier de la ville, un plateau sablonneux en hauteur, une ancienne dune qui était convoitée par tous les promoteurs immobiliers du monde. Il y a une résistance constante de deux ou trois générations maintenant. C’est sauvage, chacun fait un peu ce qu’il veut. Quand on est là, on ne voit pas la ville. Mais la terre, ça n’est pas que ça : au-dessus, il y a un peu d’humus, et plus on descend plus il y a des roches, plus c’est lisse…
En fait ce qui m’a bouleversé réellement, ç’a été un tout petit tremblement de terre, survenu à Liège, qui a fait tomber des pierres, des maisons aussi – toutes les maisons qui étaient construites sur un terrain instable, à cause des mines de charbon. C’est ce côté à la fois fragile, fluctuant, et costaud… M’est venue à ce moment-là l’impression que tout est instable, une impression que le monde est éphémère, comme peuvent le formuler les Japonais notamment. C’est arrivé la nuit, et la nuit on est plus fragile, le cerveau est un peu vague. Quand les faux marbres des cheminées tombent, on se dit : « Tiens, quel est le support sur lequel nous marchons ? Quelle est cette terre ? » Avant ça, pour moi, la terre était nourricière. J’ai toujours vécu avec un jardin potager que mon père cultivait. Et il y avait de tout. La terre, ce n’est pas simplement du vert, c’est plus dur que ça. Dans le nord, ce sont aussi des lieux de torrent, d’abord de toutes petites choses qui ensuite grossissent et ravagent des ponts. C’est la nature dans sa vraie consistance, dans sa force tumultueuse, qui m’intéresse peut-être le plus.
Au pays des poules aux œufs d’or, encore. Là, vous essayez de prendre un paysage dans son ensemble. Ce qui donne « les fourmis tâcheronnes, les omniprésents cloportes, les mites innombrables, les asticots gigotants, les termites à mandibules, les pucerons gras, les chenilles molles ». On sent une jubilation dans cette diversité d’insectes, alors qu’ils pourraient paraître repoussants.
Je ne suis pas repoussé, je n’ai jamais eu de dégoût pour un animal, j’ai de la considération. Je ne sais pas d’où ça vient… J’ai eu un frère aîné qui s’intéressait beaucoup aux Amériques du Nord, qui était un passionné et qui me racontait comment les Indiens considéraient le sol, l’environnement. D’une certaine façon, j’ai pris ce pli. Un asticot, c’est important : s’il n’y avait pas d’asticots, il y aurait prolifération de pourriture gravissime, on ne s’en sortirait pas ! Et puis j’ai été pêcheur : j’ai commencé, pensionné, à pêcher, et j’utilisais des asticots ou des lombrics. La plupart du temps, on a une sorte de peur, vis-à-vis des serpents, des souris. C’est probablement une peur du mouvement : ces animaux ne bougent pas comme nous. C’est justement intéressant parce que ce n’est pas comme nous. Peut-être que cette vie que j’ai eue à la campagne m’a ouvert les yeux ou familiarisé avec un ensemble de choses qui ne sont pas forcément ragoûtantes. C’est resté comme un ensemble, comme un tout, du bon, du mauvais, de la puanteur, tout est rassemblé. J’ai toujours vécu comme ça. Les odeurs ne me dérangent pas, même parmi les goûts rien ne me répugne. Maintenant je côtoie plutôt des gens qui sont des citadins : ils n’ont pas la même vision du monde. Il y a des peurs, des tendances à se mettre en retrait, ils craignent quelque chose. Je crains la guerre, mais je ne crains pas les choses qui vivent autour de moi. Je les observe, elles me passionnent.
Vous avez dit de la poésie qu’elle était pour vous autant un langage d’initiation que de combat. Contre quoi vous battez-vous ?
Le combat est d’abord contre la langue : j’ai eu du mal à apprendre le français. Mon père était polonais et ma mère russe. Elle était plus attentive à la langue, elle parlait l’allemand, un peu le flamand. Ils se comprenaient à travers une langue russo-polonaise commune. Ce combat est contre et pour la langue, mais aussi pour la joie. J’écris pour la joie, pour le plaisir que c’est d’écrire. C’est une sorte d’enthousiasme. Quand l’enthousiasme cesse, quand il n’y a pas ce plaisir de jouer avec une langue qui a été très difficile à apprendre, ça n’écrit pas.
Ce combat est aussi contre la bêtise, contre la connerie. C’est une ferveur, une vieille ferveur qui m’est restée de l’enfance. Mon frère et moi étions les seuls étrangers dans une campagne profonde belge. Il n’y avait pas de méchanceté de la part des habitants mais tout de même quelque chose comme un regard bizarre. Ma mère n’était pas méprisante vis-à-vis des autres voisins mais elle avait une attitude qui les énervait. Elle n’était pas comme les Belges des environs : elle avait été élevée dans le communisme, c’était une ancienne komsomol. J’ai voulu écrire sur elle. D’une certaine façon, j’ai sans doute écrit, aussi, pour combattre ceux qui regardaient bizarrement ma mère. Alors je lui ai posé des questions : pas de réponse, jamais. Quelqu’un m’a ensuite parlé d’une affiche rouge sur laquelle est écrit : « Ne boltai » (« Ne bavarde pas »). C’est comme si elle avait gardé cet esprit par-delà les frontières. L’écriture a commencé avec une défense. J’ai défendu cette héroïne qu’elle était.
Vous avez beaucoup parlé d’elle et de sa disparition – un de vos premiers ouvrages s’appelle même ainsi, La disparition de Maman. Comme une manière de prendre la parole à la place de quelqu’un qui ne l’a pas fait.
Il y a de ça, oui. Ma mère ne disait rien, ne donnait pas de réponses. Elle disait sans dire, comme si quelque chose voulait venir. Si quelque chose veut venir, essayons de le saisir… Voilà comment ça a commencé. J’ai voulu donner deux ou trois possibilités de parole à ce personnage magnifique qui se taisait. Mais avant ça j’avais déjà crié, chanté des poèmes. Aussi, j’ai fait des lectures, enfant, qu’on ne fait pas habituellement à cet âge-là : Henri Michaux, Jean Genet… Je suis venu à Genet par un disque, Le condamné à mort chanté par Marc Ogeret. Quelqu’un m’a aussi refourgué Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat. Je l’ai pris dans la gueule, dans le ventre. C’était quelque chose de terrible. Je me suis dit : c’est donc ça, la guerre ? Après ces lectures, j’ai eu du mal à lire des livres ordinaires, doux. Tout me semblait délayé et mièvre.
Débutant avec des textes de poésie âpres, expérimentaux, belliqueux comme Mongolie, plaine sale ou Les couleurs de boucherie, vous avez ensuite embrassé d’autres genres, et une certaine douceur semble caractériser vos ouvrages plus récents. Dans Sister, par exemple, vous dépeignez un personnage antimilitariste, pacifique en toutes choses. Vous seriez-vous assagi ?
Pas du tout. Ça n’est pas possible. La violence, une fois qu’elle est dans le corps, elle ne le quitte pas.
Vous citez le combat et la joie comme deux forces motrices. S’opposent-elles au moment de l’écriture, ou bien trouvent-elles à s’associer comme pour mettre enfin la langue de votre côté ?
J’ai eu tellement de mal à l’apprendre qu’il me semble, désormais, que je la maîtrise un peu. J’essaie d’être toujours en retrait, de ne pas la laisser prendre le dessus. Je ne sais pas quelle image donner à cette idée… C’est comme si le français me conduisait comme un dauphin, que je tenais une de ses nageoires et que je le suivais dans l’eau, en apnée – quoique « en apnée » soit beaucoup dire. C’est un ménage avec une force irrépressible mais qui me guide toujours. C’est un dynamisme – fait de joie et de colère. C’est de la sensibilité. Pour moi, s’il n’y a plus de sensibilité au monde, il n’y a plus rien. Dans ces moments-là, je vis normalement. Je n’écris pas. En ce sens, les commandes sont comme des incitateurs à avancer. On m’a par exemple demandé d’écrire à partir des peintures de Jérôme Bosch. Bon, c’était aussi de l’argent frais dont j’avais besoin… Mais, dès cette commande, j’ai eu envie d’en découdre – le combat, encore. Il faut une nécessité pour écrire. S’il n’y en a pas, je m’en fiche, je suis plutôt oisif.
« Fraudeur », aimez-vous rappeler, jusqu’à faire de ce mot le titre d’un de vos livres.
J’ai vécu jusqu’à il y a une dizaine d’années sans travail salarié. Je me débrouillais comme je pouvais. J’ai beaucoup pompé la France, les bourses, le ministère de la Culture… Les Belges aussi. Puis c’est devenu plus difficile et j’ai commencé à enseigner. Un grand nombre d’années pour une production assez faible. Il y a beaucoup de livres mais ils sont petits. Je ne voyais pas la nécessité de faire des longueurs : il fallait que ce soit immédiat, rapide, concentré. Je suis anti-productif. Il ne faut pas trop. Les mots français m’énervent. Pour me délasser – ou m’énerver davantage – j’ouvre le dictionnaire. Dès que les pages sont ouvertes, je suis absorbé par les mots, leur origine, la manière dont ils ont évolué… Mais il faut faire attention. À petite dose, sinon la folie me guette.
Le reste du temps, quand je n’écrivais pas, je le passais à me promener, à pêcher… J’ai commencé à l’envers, comme un pensionné qui pêche au bord des rivières de Belgique alors que tout le monde va travailler. On avait ça dans la famille. Un seul a donné sa vie pour le boulot – mon père, mineur. On se disait qu’un par famille ça suffisait. Je me suis toujours dit ça. Et le boulot qui est le mien actuellement n’est pas la mine : j’essaie de donner à des jeunes gens qui apprennent les arts l’envie de lire, éventuellement celle d’écrire.
À rebours de ce qu’on entend chez beaucoup d’écrivains, écrire n’est donc pas un labeur, un travail.
Pas du tout, jamais. C’est oral, d’une certaine façon. Quelque chose me parle – c’est peut-être de la schizophrénie. Ou un peu comme un chant. Quelque chose vient et je me demande comment le continuer. Un bout commence, poursuivons. Seulement, je suis assez paresseux. La prise de notes prend du temps, leur poursuite prend du temps… Mais il faut continuer. Quand on demande des bourses, il faut bien fournir quelque chose après ! Mais ça n’est pas un labeur. Ce qui l’est, c’est, à la fin, de le mettre au net, de taper, à la machine ou à l’ordinateur. Ça, c’est un boulot. Mais je fuis mon bureau – j’en ai un, pourtant, avec des choses dessus ! Mais il y a toujours mieux à faire.
Cette oralité que vous mentionnez rappelle un documentaire, Narcisse aux chiens, réalisé sur vous il y a plus de vingt ans par la cinéaste Marie André. On vous y voit lire en écrivant – truc cinématographique ou pratique réelle, on ne sait pas. Un rapport nouveau aux images a-t-il suivi cette expérience ?
Marie André était venue me voir pour filmer un portrait. J’ai refusé : j’ai voulu participer au film, ce qui a été un drame, parce que le film a été très mal reçu en Belgique. Marie André a été comme brûlée dans le cinéma par la suite. Le film n’a jamais été programmé dans les festivals… Je l’ai fait pour le simple plaisir de travailler avec une cinéaste. Puisqu’il est question de moi, j’apporte mon matériau comme elle apporte le sien. J’avais envie d’images qui ressemblent à l’un de ses films précédents, quelque chose de fluide, de liquide. Donc j’ai amené ce qui m’entourait : mes frères, mon univers, Jacques Izoard, mon maître en écriture… C’était un portrait de famille construit par une cinéaste.
On a fait d’autres films ensuite, mais je travaillais comme machiniste ou porteur de pellicules. J’ai retrouvé dans les tournages une ferveur comme dans les jeux d’enfance – mais on ne peut pas jouer ainsi avec l’argent des contribuables. Les temps sont devenus difficiles pour le cinéma. On présente des projets et ceux qui jugent doivent voir à l’avance ce que ça donnerait à l’image. C’est ridicule : il n’y a plus rien qui s’invente. Ce serait pourtant mon rêve : faire un film. Qu’est-ce qu’un film sinon les éléments de la réalité, du monde tel qu’il est, restructurés par le montage ? C’est une action formidable. Utiliser une matière brute pour la retravailler dans un sens onirique. C’est fabuleux. C’est de la magie. J’ai beaucoup suivi le travail des monteuses – je ne connais que des femmes faisant cela : ce sont des créatrices.
Le montage, justement, semble avoir été un des moteurs de votre dernier roman, Au pays des poules aux œufs d’or. Il est question d’un voyage, d’un scénario qu’on trouve en germe dans Fraudeur, d’un tournage avorté…
À l’origine, il y avait un scénario, oui. Je ne construis jamais de charpente avant d’écrire mais dans ce cas la charpente existait. On souhaitait faire un film qui n’a jamais abouti. Il y avait donc cette structure qui était un peu gênante parce que trop rigide. Il a fallu que je m’éloigne, que je la laisse plusieurs fois tomber. Mais elle revenait à chaque fois. C’est comme des plis, les plis d’un vêtement. Ça reste. Comment s’en éloigner ? Il a alors fallu travailler contre la structure préétablie. Il y avait déjà certains textes présents, il fallait simplement pouvoir les utiliser, les monter, les concevoir dans une seule entité qui était le voyage. Car le voyage revenait toujours, même s’il n’y avait plus la structure du scénario.
Ensuite, j’ai beaucoup travaillé avec des photos de Marie André qui m’avait accompagné dans ce voyage, en tant qu’interprète et connaisseuse du terrain. La photo, contrairement à n’importe quel écrit, est à la fois très présente et fantomatique. Si on regarde bien une photo, on tombe dans une espèce d’abîme. J’ai regardé de petits tirages argentiques en prenant une loupe et je me suis plongé dans l’univers de la photo. J’y ai trouvé des détails d’une force telle que j’ai été obligé de demander à Marie André de les agrandir. Ce sont des éléments du paysage russe, du paysage ukrainien aussi, de la Sibérie. C’est comme si un monde, alors, remontait à la surface : un monde que j’avais éprouvé, que j’avais oublié. À la place du scénario d’origine émergeait une force qui remontait de ces photographies. Il y a le fleuve, la Volga, des moments sublimes qui ont disparu mais qui ont une présence au-delà de la photo, comme si ce n’étaient plus la Russie ou l’Ukraine, mais l’univers propre à la photographie. Il est alors devenu possible d’écrire : la structure ne gênait plus, il fallait simplement s’abîmer, plonger dans les photographies. J’aime bien cet élément qui est à la fois fixé et jamais fixé : il suffit de plonger dedans, d’entrer dans la fluidité particulière de la photographie.
On vous voit dans Narcisse aux chiens prendre des notes, parler de ce que vous êtes en train d’écrire. Vous dites soudain que l’écriture, « ça vieillit vite ». Quel regard portez-vous sur vos premières œuvres ?
Si je peux relire un texte comme Les couleurs de boucherie, c’est parce que j’en suis très loin. Je me souviens du rythme d’écriture qui a présidé à ce texte : c’étaient des espèces de pulsions de chant nées après avoir lu Guyotat, après cette espèce de bouleversement physique issu de la lecture. Et ce sont des textes qui sont nés autour d’événements publics en Belgique (un peu moins en France), où il y avait régulièrement des lectures de poésie. À cette époque, c’était tous azimuts : les Flamands invitaient les Wallons à lire en Flandre, en Hollande. J’écrivais alors quasiment pour la scène. La plupart des textes sont écrits dans le plaisir de les vociférer. Je vois donc ça de très loin et j’ai du mal à les lire à haute voix maintenant, je n’ai plus le souffle ! C’était une sorte de pulsion très dynamique, physique. Là, je devrais presque les fredonner, les lire autrement.
On a eu l’occasion d’assister à une de vos lectures, d’un texte encore inédit. C’est une pratique qui ne s’est donc pas perdue.
Une fois qu’on a pris le pli, qu’on a commencé à chanter, c’est difficile d’arrêter. J’ai du mal à lire « simplement », sauf pour certains textes qui obligent à les suivre posément. Mais je viens d’un milieu où on lisait à haute voix. Il y avait à Liège un cabaret extraordinaire où des poètes du monde entier venaient lire, il y avait Ginsberg, John Giorno, qui venaient et criaient leurs textes. J’ai été influencé par ce genre d’écrivains et de lectures.
À vous écouter lire, à vous regarder faire, on a l’impression que les mots vous amènent à bouger. Vous ne tenez pas en place. Dans le processus d’écriture, est-ce que ce sont plus les sonorités, la matière des mots, qui vous attirent ?
J’ai eu comme maître de poésie Jacques Izoard, un poète particulier, un peu méconnu en France. Pour lui, le son du mot suffit. Il aimait le mot « bleu », qui surgissait dans beaucoup de ses textes, pas forcément en tant que couleur mais en tant que mot. Il y avait aussi « plomb », « boîte »… Ses poèmes étaient faits comme ça. C’est comme si la sonorité d’un mot avait une consistance en soi. Quand on demandait à la chanteuse de jazz Jeanne Lee : « Pour vous, qu’est-ce qui compte, le sens ou le son ? », elle répondait en substance : « Ce qui serait bien, c’est que les deux coïncident. » Pour moi c’était un peu la même chose, sauf que je me suis aventuré à écrire, donc à vouloir parler de certains personnages que j’ai côtoyés. Tout est un peu imbriqué. C’est une question complexe. J’ai donc commencé par écrire de la poésie. Puis, quand j’ai commencé à publier dans la revue Minuit, j’ai croisé l’éditeur Jérôme Lindon, qui m’a dit : « Bon, c’est bien d’écrire de la poésie, mais vous voulez être lu ? Choisissez donc de vastes sujets, la guerre, l’amour… » J’étais impressionné par cet homme. J’étais très taiseux à l’époque, je l’écoutais comme une espèce de merveille. Il avait publié Beckett ! Pour le livre suivant, il fallait que je trouve un sujet romanesque : ça a été ma mère, le personnage le plus romanesque qui pour moi existait. J’ai alors commencé à vouloir donner la parole à quelqu’un qui se taisait.
Ce qui a donné ce premier roman, Mentir, dans lequel les choses sont toujours « ceci » ou « peut-être cela », où rien n’est figé. Plus tard, dans Fou trop poli, vous écrivez : « le fou se remet au mensonge, le fou se remet au roman ». La propriété première du genre romanesque serait le mensonge ?
Pour ma mère, c’était bien sûr du mensonge puisqu’elle ne disait rien : j’inventais alors une langue. Mais elle a lu ce livre. Elle a simplement dit : « Tu me fais peur ! » Si elle avait peur, c’est que quelque chose la touchait – on n’est pas forcément touché par la vérité. La fiction peut aussi nous bouleverser à jamais. Toutefois, pour écrire un roman, il faut broder, ce qui n’est pas tout à fait du mensonge. Là, en brodant, j’avais l’impression de trahir d’une certaine façon la poésie. Je me suis aventuré dans un territoire langagier qui n’était pas le mien. La seule possibilité m’a semblé être de dire que c’était du mensonge. Enfin, pas du mensonge, mais plutôt que c’était mentir. Je ne dis pas que je mens mais il y a une volonté de mentir. C’était le seul titre que je pouvais donner à ce petit texte. Le mensonge, c’est quand on veut cacher quelque chose, dissimuler. Là, pas du tout : c’était de l’ordre de la fable, d’un récit d’enfant. Quand ils jouent, il y a entre les enfants un code qui est une forme de mensonge : « on dit que je suis… ». Le mot important dans cette convention ludique, c’est « dire », « on dit ». Pour moi, l’écriture et l’art en général sont ludiques. Je ne prends jamais ça tout à fait au sérieux, c’est comme si je continuais de vieux jeux d’enfance. Mensonge, vérité… je préfère frauder. J’aime la clandestinité. C’est ce qui me maintient en vie, la clandestinité ou l’impression qu’on n’a pas vu que j’existais.
Vous écrivez dans Fou trop poli que « la prose, c’est de la chair pratique ». On pense aux éternels débats sur les genres littéraires. Sans rejouer ces derniers, est-ce qu’il s’agit pour vous, lorsque vous quittez la poésie, de rendre inutile, caduque, cette dimension pratique de la prose ?
Pratiquer un art, c’est inutile, ça n’a pas de fin. C’est ce que j’aime et qu’on retrouve encore plus dans la poésie, dont le problème est en fait son confinement. Quand j’écrivais de la poésie, il y avait des lecteurs et des lectures, mais c’était un peu salonnard. Vu le peu de diffusion que la poésie connaît, ça donne des salons confinés où, parfois, les gens se congratulent entre eux. Il y avait presque chaque semaine à Liège une réunion de poètes dans un lieu privé ou une librairie, et ça m’ennuyait, me pesait, le fait de rester entre poètes pour se lancer des fleurs. C’est aussi pour cette raison que j’ai voulu écrire des romans, pour ouvrir un peu cet univers qui me semblait sec. Je lisais beaucoup de prose, mais aux éditions de Minuit ne m’intéressaient que des proses un peu particulières, celle de Beckett par exemple, des textes un peu rudes qui sont presque des textes poétiques. Ce n’est pas spécialement pour atteindre un grand public que j’ai commencé à écrire de la prose, je ne me suis jamais intéressé à qui me lit. On m’a déjà demandé quel est mon lectorat, mais je suis lecteur moi-même, alors lectorat vous-même ! Mais j’avais quand même une volonté d’ouvrir mes textes, que ce soit lu un peu partout, au-delà des cercles poétiques. C’est peut-être là l’influence de Jérôme Lindon, parce qu’à chaque fois que je le voyais, il me disait toujours la même chose : « Les gens ne lisent plus… » Il m’a toujours enlevé toute illusion concernant un succès quelconque, même si une vague idée de succès existait : que ma mère lise mes livres et qu’elle puisse dire à une amie russe très riche : « Regardez, mon fils », qu’elle puisse se vanter. Autrement, la motivation c’est le plaisir d’écrire et d’arriver à composer quelque chose d’intéressant.
Dans Mentir, il y a cette manière égale, dépassionnée, de considérer un bouquet. Les fleurs qui le composent « sont à mi-chemin entre l’éclat et la pourriture ». Ce sur quoi vous écrivez, la diversité que vous mettez en écriture, va toujours de l’un à l’autre sans qu’il y ait de jugement.
Parce qu’il n’y a pas à juger : c’est là, c’est. C’est, et on ne sait pas pourquoi. On connaît les processus du monde mais on ne connaît pas le pourquoi. Et est-ce que répondre à la question du pourquoi a un sens ?
Vous intégrez des tas de choses, d’objets, d’animaux, de végétaux. Est-ce qu’à défaut de dire « pourquoi », tout l’intérêt et le pouvoir de l’écriture revient à nommer les choses ? On a l’impression que votre écriture se balade dans le monde, s’arrête ici ou là pour jeter des noms sur les choses…
Oui, c’est la précision. Peut-être que le fait d’avoir dû apprendre le français un peu tard (j’étais déjà à l’école primaire) a exacerbé quelque chose chez moi, une sorte d’attention particulière, non seulement aux mots, mais aux choses elles-mêmes. Ça vient sans doute de cet apprentissage compliqué. Donc le mot doit être le bon, comme un travail au bistouri, ça doit être ça et pas autrement. Ce qui m’énerve le plus, ce ne sont pas les fautes d’orthographe, c’est la mauvaise utilisation des mots, leur galvaudage ! En ce sens, un poète japonais, Ryōkan, donne des sortes de règles de vie, parmi lesquelles : ne pas parler inutilement, dire précisément ce qu’on veut dire, etc.
Que reste-t-il alors de la langue qui pour vous a précédé le français, ce mélange de russe et de polonais ?
La première fois que je suis allé en Russie, avec Marie André, je suis devenu complètement muet. Cette langue – la langue de ma mère – m’environnait complètement et je comprenais tout. J’ai vécu ça quasiment comme un traumatisme. Partout, les gens me semblaient être d’une grossièreté qui m’impressionnait. Marie André, qui connaissait déjà bien la Russie, parle un russe parfait, ancien, châtié, et on lui répondait avec une grossièreté qui m’a chamboulé. C’était juste après la perestroïka, on sentait à Moscou la puanteur du crottin de cheval et des latrines publiques. Le fait de comprendre, d’être dans un lieu un peu déjeté, avec ce parlé, j’avais l’impression de renaître quelque part. La langue était celle que j’entendais enfant, mais pas le contexte : c’était un pays de fous, avec des ivrognes et ivrognesses à tous les coins de rue. La campagne était terrible. Tous ceux qui avaient la moindre « position » civile étaient d’une hauteur… Les convoyeuses de train étaient grossières comme pas possible !
Ma mère m’a dit alors : « Mais où vas-tu ? Il n’y a plus rien là-bas. » Je cherchais son village natal et, effectivement, il n’y avait plus de village. Il y avait des gens qui connaissaient et nous ont conduits sur les lieux du village, où il y avait encore le cimetière. C’est une espèce de renaissance particulière, comme si on m’avait éjecté dans l’espace et fait tomber dans un drôle de coin du monde. C’était bouleversant. Peut-être que j’ai alors commencé à comprendre un peu le silence de ma mère, son retrait.
Propos recueillis par Aglaé Bondon, Élie Marek et Yanna Rival (revue Ballast)