Les 400 ans de Molière : suite et fin

Deux nouvelles créations clôturent à la Comédie-Française le quatre-centième anniversaire du « Patron de la Maison », selon l’expression consacrée : Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… d’après Molière, mise en scène par Julie Deliquet, à la salle Richelieu ; Le crépuscule des singes, d’Alisson Cosson et Louise Vignaud, mise en scène par Louise Vignaud, au Vieux-Colombier.


Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…, d’après Molière. Mise en scène de Julie Deliquet. Salle Richelieu. En alternance, jusqu’au 25 juillet

Alisson Cosson et Louise Vignaud, Le crépuscule des singes. Mise en scène de Louise Vignaud. Vieux-Colombier. Jusqu’au 10 juillet


Pour l’anniversaire de sa naissance, de nombreuses pièces de Molière ont été mises en scène, certaines encore programmées en alternance salle Richelieu, parfois destinées à une reprise la saison prochaine. Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-française, avait aussi suggéré de « faire un spectacle autour de Molière […], moyen plus libre de lui rendre hommage ». Deux équipes féminines ont relevé le défi ; leurs créations ont le grand intérêt, d’une salle à l’autre, de faire découvrir le personnage de Molière entouré de ses proches, de comparer les mêmes situations évoquées différemment et de retrouver des échos entre elles.

Julie Deliquet, actuelle directrice du théâtre Gérard Philipe/Centre dramatique national de Seine Saint-Denis, est familière de la troupe pour l’avoir dirigée dans Oncle Vania de Tchekhov, puis dans Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman. Elle lui fait vivre la saison 1662-1663, lorsqu’à L’école des femmes succèdent La critique de l’école des femmes et L’impromptu de Versailles. À partir de ces trois pièces, elle a écrit une adaptation avec Julie André et Agathe Peyrard : Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… (cf. Avant-Scène Théâtre, n° 1525, à paraître le 4 juillet 2022). Louise Vignaud connaît aussi la Comédie-Française, où elle a mis en scène Phèdre de Sénèque. Elle y revient avec Le crépuscule des singes (cf. Avant-Scène Théâtre, n° 1519, 1er mars 2022), une pièce écrite avec Alison Cosson, « d’après les vies et œuvres de Molière et Bougakov ». Elle fait se répondre, à trois cents ans de distance, différents épisodes de la vie de ces deux auteurs, jusqu’à leur mort.

Les 400 ans de Molière : suite et fin à la Comédie-Française

Serge Bagdassarian, Adeline d’Hermy, Pauline Clément, Hervé Pierre, Sébastien Pouderoux dans « Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… »© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

Salle Richelieu, le spectacle commence par l’arrivée joyeuse et bruyante des interprètes qui sortent de scène, dans leurs costumes (de Julie Scobeltzine), après le grand succès de L’école des femmes. Ils rejoignent, dans un espace privé, Armande (Adeline d’Hermy), récemment mariée avec Molière, qui n’appartient pas encore à la troupe, et Mlle Du Parc (Elsa Lepoivre), qui ne fait pas partie de la distribution. Avant le début de la représentation, le public a pu découvrir la scénographie d’Éric Ruf (seul homme de l’équipe artistique) et de Julie Deliquet, éclairée par Vyara Stefanova. Le décor s’étage sur deux niveaux : en bas, une pièce de vie avec une longue table sous deux lustres chandeliers, une cuisine avec une grande cheminée ; au premier étage, une galerie qui donne accès, par plusieurs portes, au domaine des habitants. Deux enfants, Angélique et Jeannot (trois distributions en alternance pour chaque rôle), occupent souvent l’escalier, y finissent leur repas, avant d’importuner Molière par leurs questions répétées. Ils restent seuls en scène à la fin de la représentation, face au public : « Le petit chat est mort ». Leur présence accentue, de manière parfois comique, parfois émouvante, l’impression de vie quotidienne.

Le grand succès de L’école des femmes déclenche une crise. Il fait envisager des représentations « en série », pendant trois mois, et non en alternance, ce qui éloignerait Mlle Du Parc de la scène et retarderait la distribution dans des rôles sérieux de Brécourt (Hervé Pierre), engagé dans cette perspective. C’est l’occasion de montrer un fonctionnement démocratique, tel que les registres, en particulier celui de La Grange, et Le théâtre français (1674) de Samuel Chappuzeau le font connaitre. Madeleine Béjart (Florence Viala), lunettes sur le nez, devant ses livres de comptes, apparaît bien comme cheffe de troupe, avec Molière (Clément Bresson) en vrai chef artistique.

Elle fait procéder aux votes, à main levée, pour toutes les décisions, y compris celles qui concernent le niveau de rémunération, en fonction du mérite. Ainsi, l’assemblée commence par la réduction à une demi-part, associée à un risque d’éviction, de la femme de Philibert Gassot, dit Du Croisy (Serge Bagdassarian), chargé de la prévenir. Elle apparaît bien comme l’ancêtre de l’actuel comité, dont les membres décident chaque année du sort de leurs partenaires. L’effet spécifique, toujours produit par la comédie des comédiens, chez Marivaux ou chez Pirandello, se trouve accru par cette mise en abyme.

L’entracte propose de rester témoin de ce quotidien en temps réel : un repas continue d’être préparé, tandis qu’Hervé Pierre, le grand sociétaire sur le point de quitter la troupe, par choix, après quinze ans de présence, remplace les chandelles du lustre. La seconde partie commence à l’automne 1663. Armande Béjart est visiblement enceinte ; Molière répond aux attaques, après son grand succès, par La critique de l’école des femmes et L’impromptu de Versailles. L’adaptation scénique reprend de larges extraits, en particulier de la seconde pièce, avec de légères modifications. Par exemple, les incitations de Madeleine et de Catherine, Mlle De Brie (Pauline Clément) à Molière, pour répondre plus vigoureusement à la pièce écrite contre lui, passent du vouvoiement au tutoiement ; elles ne trouvent un accord que sur le point de « la vie privée », désignée dans le texte original par une périphrase embarrassée : « des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquent ».

Cette seconde partie permet aux comédiens de montrer une autre dimension, plus théâtrale, de leur interprétation. Clément Bresson (entré dans la troupe début 2020) donne sa pleine mesure, quand « il faut dire les choses avec emphase », quand Molière imite les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, en particulier Montfleury, dans Horace, Le Cid, Sertorius. Et il y a un plaisir particulier dans L’impromptu de Versailles, où les membres de la troupe se plaignent à leur chef de ne pas avoir le temps de connaître leurs rôles, à se rappeler que ceux de la troupe actuelle se réjouissent de la part d’improvisation dans le travail avec Julie Deliquet.

Les 400 ans de Molière : suite et fin à la Comédie-Française

Coraly Zahonero dans « Le crépuscule des singes » © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Dans Le crépuscule des singes, se font aussi entendre des extraits de pièces. Mais les comédiens d’aujourd’hui n’incarnent pas les comédiens d’alors ; ils jouent des personnages hors du plateau, dans leur vie privée. Ainsi, dans la scène cruelle où Madeleine Béjart apprend le mariage imminent de Molière avec sa jeune sœur Armande et où elle le supplie d’y renoncer, elle emprunte les mots d’Elvire à Dom Juan. Elle le fait par désespoir amoureux, mais aussi, comme Elvire, par souci d’éviter sa perte, en l’occurrence l’exploitation, par ses ennemis, des rumeurs sur la naissance d’Armande, sur une union incestueuse. Dès la scène suivante, Armande, qui avait déjà confié son impossibilité d’aimer Molière, le repousse à la manière d’Agnès dans L’école des femmes.

Ces inserts procèdent d’une dramaturgie complexe. Louise Vignaud avait d’abord pensé adapter Le roman de Monsieur de Molière de Boulgakov. Puis elle a découvert comment l’écrivain russe a vécu des années dans la compagnie de Molière, de 1929 à 1936 d’après Marie-Christine Autant-Mathieu, spécialiste de son théâtre. Il a écrit La cabale des dévots, pièce pour laquelle la censure a préféré le titre Molière ; la biographie inspirée par La vie de Monsieur de Molière de Grimarest (1705), annoncée dans une collection dirigée par Gorki, finalement publiée vingt ans après sa mort, encore censurée ; des traductions et des adaptations de pièces. Louise Vignaud a donc préféré créer, avec Alisson Cosson, une pièce centrée sur les relations avec le pouvoir, de Louis XIV pour l’un, de Staline pour l’autre, sous un titre mystérieux et éventuellement dissuasif, Le crépuscule des singes. Elle s’explique : « Les singes font bien sûr référence à la Maison Poquelin surnommée “le Pavillon des singes”, à cause de ses sept singes sculptés sur un poteau d’angle… C’est aussi une manière péjorative de désigner les artistes, et qui plus est les artistes de scène. Le singe renvoie à la violence du regard des hommes de pouvoir ».

La dramaturgie complexe impose une scénographie, elle aussi complexe, due à Irène Vignaud, un va-et-vient entre Paris et Moscou, entre le XVIIe et le XXe siècle. La pièce commence dans le bureau de Boulgakov ; vont bientôt y faire irruption Chapelle, Boileau, La Fontaine, puis Molière lui-même. Dans la scène suivante, la lumière de Julie-Lola Lanteri permet de passer du bureau moscovite à la loge parisienne sur fond de rideau de scène rouge. Cette fois, Boulgakov rejoint Molière, qui l’appelle Micha et lui présente Madeleine Béjart – laquelle vient de jouer avec Armande Les précieuses ridicules. Plus tard, il reçoit, toujours à côté de Molière, un appel téléphonique de Staline (voix d’Éric Ruf), symptomatique de la duplicité du pouvoir, comme celle de Louis XIV envers Molière à propos de Tartuffe. Ces anachronismes, ces télescopages de situation, par exemple l’interrogatoire par l’archevêque et deux prêtres de Boulgakov dans sa baignoire, allègent la tonalité du parcours vers la mort de deux hommes malades et persécutés.

Ce dispositif s’avère particulièrement exigeant pour les interprètes, dont la virtuosité suscite la jubilation. Seuls deux d’entre eux ne jouent qu’un seul personnage : Pierre Louis-Calixte, éblouissant, déchirant Boulgakov, et Nicolas Chupin, qui, pour son entrée dans la troupe, a la lourde tâche d’incarner Molière. Coraly Zahonero est, avec la même conviction, Elena, la compagne de Boulgakov, et Madeleine Béjart. Géraldine Martineau ne tient, elle aussi, que deux rôles, mais dans un passage inattendu d’Armande Béjart à Louis XIV. D’autres, Gilles David et Christian Gonon, en tiennent trois ; la nouvelle venue, Claïna Clavaron, change allègrement cinq fois de sexe et d’époque. Mais le plus impressionnant est Thierry Hancisse, représentant de la commission de censure, dans une magistrale ouverture évocatrice de la scène entre Dom Juan et Monsieur Dimanche, hilarante marquise de Rambouillet, directeur de théâtre, archevêque et enfin la Mort en personne. Une fois encore, dans une pièce difficile, la troupe se montre pleinement digne de son illustre fondateur.

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