Pasolini, le craquement de la langue

Siamo tutti pasoliniani ! (2/4)

Dans ce deuxième épisode de son panorama-feuilleton de l’intense littérature qui accompagne actuellement, en France et en Italie, le centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini, Hervé Joubert-Laurencin lit deux ouvrages longuement confectionnés, deux visées opposées sur Pasolini : l’une est encyclopédique, globale, l’autre micrologique, dialectale ; mais laquelle voit de près et laquelle de loin ? Laquelle ouvre à la vastitude et laquelle aux détails ? Une fois dépassées les apparences, plus rien n’est évident.


Biagio Marin et Pier Paolo Pasolini, Une amitié poétique. Comprenant Solitude, Le craquement du corps fracassé. Litanies à la mémoire de Pier Paolo Pasolini de Biagio Marin, et les Écrits sur Biagio Marin de Pier Paolo Pasolini. Suivi de Massimo Cacciari, La mesure de Marin et Pasolini « provençal » ? Édition préparée par Laurent Feneyrou et Michel Valensi. L’Éclat, 287 p., 20 €

Silvana Cirilo, Roberto Chiesi, Jean Gili, Piero Spila (dir.), Tout sur Pasolini. Préface de Philippe Vilain. Introductions de Hervé Joubert-Laurencin et Davide Luglio. Éditions de Grenelle (publié en parallèle en Italie : Tutto Pasolini, Rome, Gremese), 448 p., 39 €


L’un s’intitule Tout sur Pasolini. C’est un collectif encyclopédique, par entrées et chronologies multiples, de 450 pages, avec 400 photos couleur et une centaine en noir et blanc, écrit par 50 auteurs, une dizaine de Français et une quarantaine d’Italiens, dont beaucoup de Franco-Italiens, à commencer par l’éditeur, opérant en même temps à Paris et à Rome, Gremese/Grenelle. Je n’en dirai pas beaucoup plus car j’y participe par un texte introductif, qui fait l’hypothèse que nous fêtons bien, en 2022, une naissance – et non une mort – celle de Pasolini, et plus précisément une naissance… à l’antifascisme.

Siamo tutti pasoliniani ! (2/4) : le craquement de la langue

Pier Paolo Pasolini © Éditions de Grenelle

L’autre pourrait s’appeler « Tout sur Grado », tant il nous apprend tout ce que nous pourrions savoir de cette terre marine que les premiers mots du livre décrivent ainsi : « Lambeau de terre et de sable, balayé par les vents, incandescent miroir des eaux et du ciel, Grado paraît hors du monde, de toute éternité. Dans le golfe de Venise, non loin de Trieste… » Son vrai titre, Une amitié poétique, se comprend par ses deux auteurs, Biagio Marin, sa vie durant poète de Grado, et Pier Paolo Pasolini, poète italo-frioulan, ethnologue amateur militant des dialectes de la péninsule et cinéaste de Grado, qu’il a filmé pour sa Medea (1969). En extension, et avec esperluette, le titre se décline donc ainsi : Biagio Marin & Pier Paolo Pasolini. Une amitié poétique, suivi encore d’un long détail sur le contenu du livre, qui remplit toute la page blanche de couverture, autour d’une courte et belle photo des deux hommes. J’y reviendrai : dans cette occupation engagée de l’espace du blanc, tient le projet d’un livre qui se présente, lui aussi, à sa manière, comme un Tout.

L’iconographe de Tout sur Pasolini s’est manifestement régalé car les cinquante pages de photogrammes couleur, au milieu du livre, font souvent mouche et donnent à réfléchir autant que les textes. Ainsi, la succession des trois images de L’Évangile selon saint Matthieu, de Salò et de La ricotta, page 74 du cahier central, avec ses groupes qui toisent le spectateur, fait froid dans le dos, et dit beaucoup de la force de la frontalité chez Pasolini et de la franchise de l’érudition qui l’accompagne : le Livre sacré interpelle à travers les regards convergents du Christ, des apôtres et des enfants du peuple épinglés par une photo de plateau ; Sade toise notre capacité de voyeurisme par un groupe punitif retourné vers nous ; et la peinture maniériste nous est lancée sous forme de nourriture issue d’une nature morte (une table exfiltrée de l’un des décors de La ricotta). Les entrées sont si nombreuses dans ce grand dictionnaire Pasolini que je ne retiendrai, à titre de campione (« échantillon », mais aussi « champion »), que l’article « Fallacci, Oriana. L’amie impossible » du regretté Bertrand Levergeois, auteur, autrefois, du remarquable Pasolini, l’alphabet du refus, aux éditions du Félin. La journaliste, qui avait sans doute eu raison avant les autres sur l’assassinat de Pasolini avec son enquête pionnière, fut aussi la compagne du dissident torturé par les colonels, Aléxandros Panagoúlis, dont Pasolini préfaça les poèmes. Elle croisa à plusieurs autres reprises la route de l’écrivain.

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Quatre autoportraits de Pier Paolo Pasolini © Éditions de Grenelle

Le titre, comme le contenu, d’Une amitié poétique avance par couples d’hommes : les deux poètes, dont le premier, plus vieux que l’autre et pourtant l’enfant dans la relation (l’enfant qui n’a pas visité ni vaincu le vaste monde des adultes et l’enfant dont l’œil, l’oreille et le cœur restent vierges aux sensations premières), Biagio Marin, poète dialectal, apparaît en majesté car le livre (qui lui est au fond consacré) contient, en bilingue, la traduction de deux de ses recueils majeurs, jusqu’ici inédits en français. Le second poète, Pasolini, ne joue pourtant pas le rôle du faire-valoir de son vieil ami, car il se trouve, en réalité, intensément reflété par ce livre, à travers sa générosité quasi amoureuse (cela s’appelle donc : « l’amitié poétique »), puisqu’il est l’éditeur (à Milan, en 1961) de Solitàe / Solitude, le premier recueil, et le sujet posthume du second, El critoleo del corpo fracassao / Le craquement du corps fracassé, publié chez le même éditeur milanais, en 1976, et qui n’est autre qu’une série de « Litanies à la mémoire de Pier Paolo Pasolini ». Tous les textes critiques de Pasolini sur Biagio Marin sont par ailleurs traduits dans ce volume.

Autre doublé, Massimo Cacciari entre dans cet ouvrage par deux essais, l’un sur Marin, l’autre sur Pasolini. Enfin, avec esperluette, « Laurent Feneyrou & Michel Valensi » sont encore deux, et deux hommes, à signer l’édition de cet impeccable château de cartes poétique. Je dis « hommes », car, comme tout tourne autour de Grado, l’absente de ce bouquet est Maria Callas, la diva dont on apprendra bientôt, grâce au témoignage inédit de Dacia Maraini qui vient de sortir (Caro Pier Paolo, objet du prochain épisode de Siamo tutti pasoliniani ! dans En attendant Nadeau), qu’elle était effectivement éprise du réalisateur de Medea et qu’elle l’a, bien entendu, accompagné à Grado. La photo de couverture des deux poètes souriants d’aise, autre centre d’équilibre, visible celui-ci, est telle qu’ils semblent se donner un coup de tête, comme deux Zidane heureux ou bien, comme le disait le titre incroyable d’un article de Pasolini, mimer, l’un en face de l’autre, le « coup de tête du bouc émissaire », autre définition du poète lorsqu’il est, comme eux deux, élégiaque et tragique.

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Pier Paolo Pasolini à Skorpios, en Grèce (1970) © Éditions de Grenelle

« Le dialecte de Grado est le graisan », apprend-on d’emblée. Car tout commence et tout revient par la langue. Mais si Biagio Marin, dans sa vie, ne quitte jamais la lagune dont Pasolini fera l’antre du centaure Chiron dans le prologue de sa Médée, c’est-à-dire le lieu sacré des épiphanies, celui où il peut s’exclamer, en parlant de la nature environnante : « tout est saint, tout est saint, tout est saint », si Marin pleure la mort d’un fils, chante le soleil, la mer et les jours dans le cadre strictement restreint d’une nécessité intérieure que rien ne distrait de sa ligne (résumé par Pasolini, cela donne : « Et le voilà encore, qui ne fait qu’un avec la mer, avec le ciel, avec les mouettes, avec les enfants, avec les sables, avec les marais, avec le soleil. Dans le feu du sexe qui couvre le monde de sa lave céleste […] et tout est bloc d’azur et de sens »), néanmoins aucun enracinement n’est à l’œuvre, aucun folklorisme. Pas plus que dans le frioulan aérien de Pasolini. Massimo Cacciari a cette formule géniale dans son texte sur Marin : « Le poète est toujours Moïse et Aaron contractés en une seule figure. » Et cette explication limpide dans celui sur Pasolini, après qu’il a rappelé son affiliation au Grand Chant du trobar provençal : « le frioulan de Pasolini est une langue de mélange […] son emploi même nous rend étrangers à toute immédiateté. […] Contraire à toute appartenance, à tout voisinage, à tout esprit “communautaire”. Le frioulan est la langue de la mémoire et de l’absence. Chacun de ses mots ne définit pas un objet, mais détermine une perte – il ne nomme pas une personne, mais en rappelle l’adieu ».

Adieu justement, ces vers si beaux du Critoleo (« craquement » en graisan) qu’une amitié pure, dévoilée presque par effraction par ce volume subtil et total, pouvait seule concevoir :

Púo, la rivolta :

la note cupa incora ascolta,

nel deserto d’un prào,

el critolèo del corpo fracassào.

(Puis, la révolte :

la nuit sombre encore écoute,

dans le désert d’un pré,

le craquement du corps fracassé.) (IX)

 

El canto moi, col tovo el se confonde:

su la linea del canto semo núi,

e piú no’ conta geri e incúi,

el mar xe un, co’ le so tante onde.

(Mon chant avec le tien se confond :

sur la ligne du chant nous sommes nus,

et plus ne compte hier ni aujourd’hui,

la mer est une, avec toutes ses vagues.) (XII)


Retrouvez le premier épisode de ce feuilleton en suivant ce lien.

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