Road-movie pour une vie

Paddy, au volant du poids lourd qu’il convoie vers le sud de la France, parle avec sa fille qui s’est glissée dans la couchette derrière le rideau de la cabine. Kitty – même prénom que sa grand-mère – n’a pas le droit d’être là : on apprendra plus tard la vraie raison de cet interdit. Elle porte un manteau de vison – tiens, justement celui de sa grand-mère – au cœur de l’été : il y a quelque chose de détraqué dans le récit de Conor O’Callaghan, qui oscille entre rêve et réalité à mesure que se reconstruit un passé douloureux.


Conor O’Callaghan, Personne ne nous verra. Trad. de l’anglais (Irlande) par Mona de Pracontal. Sabine Wespieser, 287 p., 22 €


Un récit plein de douleur sur fond d’étrangeté. Un récit placé sous le signe de l’errance, ce n’est pas nouveau dans le roman irlandais contemporain, dans le roman irlandais tout court : « Cette errance sur la route, partout et nulle part, dit-elle. Ces fragments ensoleillés d’éphémère qu’on se lance, toi et moi. » Déchirements du cœur dans le glissement des valeurs qui caractérise le monde contemporain. Le choix d’une surprenante forme de pudeur qui ne peut se traduire que par un langage souvent vulgaire, toujours elliptique, souvent brutal, toujours coloré par les sous-entendus hérités de l’enfance ou de l’adolescence. Un récit qui pivote autour de « la chose dont nous ne parlons jamais », sans doute parce qu’elle a été « noyée dans un tumulte d’évènements sans ordre spécifique ». Les deux partenaires ont seuls la pleine compréhension. Le dialogue fiévreux, contraint par une pudeur inattendue, abandonne le lecteur du roman de Conor O’Callaghan dans la zone grise des souvenirs. Quelle vérité se fait jour au bout du compte, un ordre a-t-il vraiment été mis dans le « tumulte d’évènements » ? La traversée de la France est bien la traversée du passé de Paddy, une tentative de reconstruction qui achoppe sur les aspérités du parcours, qui rebondit d’un mot sur un autre, d’un temps sur un autre.

Personne ne nous verra, de Conor O’Callaghan : road-movie pour une vie

Conor O’Callaghan © D. R.

Les personnages apparaissent sans être clairement nommés ou définis. Des pages de dialogue sont offertes au lecteur. À lui de les raccorder à mesure que le temps passe, que les kilomètres défilent, qu’on change le mouchard du camion : répétitions, inachèvement, stratagèmes pour essayer de saisir le courant de pensée. Carl qui s’occupe de tout, de tous les papiers d’importation bien sûr, mais quand même rien n’est sûr : « Calais c’est un peu un terrain miné. » Le doute s’installe alors dans l’esprit de Paddy : « Comment cela va-t-il finir ? » Carl trafique le tachygraphe. Et il surveille Paddy, le harcèle sur son portable, prétend le rassurer mais en réalité lui ôte les quelques certitudes qu’il croyait avoir.

Car Paddy est malheureux : il y a un mariage désastreux (« la vie qui part en vrille »), une rupture récente (« une impasse que j’ai prise pour un nouvel amour »), les souvenirs douloureux attachés à sa mère. Il y a aussi son frère Art qui, lui, a réussi. Et qui peut se permettre de juger Paddy : « C’est comme ça qu’il voit ma vie. En ont-ils parlé, Kitty et lui ? Moi, la périphérie glauque – lui le centre responsable. » Le voyage du narrateur est aussi un voyage de retour puisqu’il mène à Tir Na Nog, la vieille demeure familiale, dans un coin perdu de la campagne irlandaise. Or, ce toponyme désigne dans la mythologie celtique « le pays de la jeunesse ». Retrouver la jeunesse, c’est annuler le passé, tout le temps qui s’est écoulé, le temps d’une vie ratée, « à jamais tiède et sans arôme particulier ». Au bout du chemin, cette maison en ruine que Paddy rêve de reconstruire, qu’il reconstruira peut-être grâce à la générosité de son frère. Dans le pays de la jeunesse, cet Irlandais retrouvera l’origine des choses et, espère-t-il, le bonheur des commencements.

Personne ne nous verra, de Conor O’Callaghan : road-movie pour une vie

En attendant, piégé dans le présent, Paddy traverse l’aire de repos, s’arrête au café, « c’était le centre d’origine ». Mais ce n’est qu’une illusion, il n’est plus le centre : déplacé par l’urbanisme, le café donne « une douloureuse impression de marginalité d’où la vraie vie est absente ». L’avenir n’est que le présent figé dans « un état d’inachèvement sublime » où l’être se dérobe aux yeux du routier métaphysique, dans la cabine de son vieux Volvo : « Peut-être que tout ce temps il n’y avait rien derrière moi. » N’ajoutons rien : il convient de laisser le lecteur découvrir la vérité exactement de la façon voulue par l’auteur/narrateur : « Je commence à accepter qu’elle puisse être une figure de mon imagination, ma petite invention de langage. » À mesure que les kilomètres défilent, la psyché se dévoile par le langage codé que partagent le père et la fille, un langage qu’on dirait toujours sur le qui-vive, frustrant pour le lecteur. Sur les aires de repos, toujours les mêmes, dans la cabine du camion, Paddy poursuivra son interminable dialogue/monologue, interminable oui, mais il est résigné : « J’ai pris l’habitude d’attendre ». Beckett, encore ?

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