Le grand vizir Halil Hamid Pacha (1736-1785) est réveillé, un peu avant l’aube, par le grand écuyer du palais impérial à qui il n’a pourtant pas donné l’autorisation de pénétrer dans ses appartements : « En cet instant, le plus puissant dignitaire de l’Empire n’a plus d’espace personnel, il n’a plus de vie privée ». Il est relevé de ses fonctions. Il embrasse alors le firman qui le destitue et rend son sceau, insigne de son pouvoir. Olivier Bouquet va nous conter par le menu sa brillante carrière qui s’achève tragiquement. Toutefois, son ouvrage est beaucoup plus que cela : il s’agit d’une véritable encyclopédie de la vie ottomane de cette époque. Ajoutons que les illustrations sont nombreuses et bien choisies, ce qui rend très vivante cette plongée au cœur du pouvoir dans cet empire qui ne peut manquer de fasciner.
Olivier Bouquet, Vie et mort d’un grand vizir. Halil Hamid Pacha (1736-1785). Biographie de l’Empire ottoman. Les Belles Lettres, 640 p., 29 €
Lorsque Halil Hamid Pacha passe pour la dernière fois « la porte du pacha », appelée aussi la « Sublime Porte », ce vizir est parvenu à gouverner pendant deux ans et trois mois, ce qui est considérable : en huit ans de règne, le sultan Abdülhamid Ier a dû se séparer de sept grands vizirs ! Bouquet nous renseigne sur les descendants de l’infortuné vizir qui, aujourd’hui, sont dans les affaires. La famille a toujours su épouser les transformations de l’Histoire : en 2001, Kemal Dervis devient ministre de l’Économie de Bülent Ecevit. Son grand-père avait participé à la guerre d’indépendance (1919-1923) comme officier, aux côtés des kémalistes, avant de créer cinq entreprises. Entre-temps, il y eut un pionnier de la gynécologie, un aventurier de l’aviation, un critique de théâtre, un peintre d’avant-garde et un comédien célèbre… Avec la prise du pouvoir par le parti islamo-conservateur valorisant l’ottomanisme, la famille a largement mis en avant sa fondation pieuse.
Bouquet nous invite tout d’abord à visiter Isparta, la ville des roses (Guerlain et Dior en savent quelque chose) : le vizir était né dans cette cité où passaient les caravanes. Hamid Pacha agrandit une mosquée, fit bâtir une bibliothèque qui existe toujours, une madrasa et une fontaine en face de la mosquée. Puis l’auteur nous fait entrer dans les arcanes de la bureaucratie ottomane. Le fait d’être originaire de la province n’est pas un handicap car l’empire est vaste. Ce qui importe, c’est de venir jeune à la capitale pour s’initier aux tâches mais avant tout aux codes et aux manières. Si Hamid est d’une famille d’origine servile, iranienne ou peut-être géorgienne, son père s’est mis au service du fils du gouverneur de Sivas et d’Adana, ce qui lui a permis de faire un bon mariage. Son fils, certes, ne peut faire partie du sérail mais il entre au secrétariat du Divan vers quatorze ans. Il va faire carrière pendant plus de trente ans. Le début est ingrat – « nulle paie pendant plusieurs années » – et crée beaucoup de frustrations. Halil Hamid a cependant un avantage : il excelle dans le domaine de la calligraphie, ce qui est hautement apprécié.
L’ascension est lente et, pour beaucoup, elle s’interrompt définitivement. Il convient avant tout de trouver un protecteur, en espérant qu’il ne connaitra pas la disgrâce. Il faut une infinie patience et éviter les faux pas pour gravir les échelons de cette vertigineuse bureaucratie. Des illustrations montrent les costumes chamarrés correspondant à chaque fonction.
À quarante-huit ans, après avoir été chancelier puis intendant de la Porte, Halil devient grand vizir. Sa première mission n’est pas simple : il doit engager des réformes pour réduire le pouvoir des janissaires. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, le corps d’élite s’est relâché : moins performant et plus corrompu, il fait preuve de corporatisme et n’hésite pas à déposer ou à assassiner des sultans. De plus, Halil nourrit une nouvelle conception économique : la conquête militaire ne doit plus être considérée comme la principale source de richesses ; il convient de relancer la production, des soieries à la métallurgie. En outre, il veut supprimer la vénalité des offices, réduire le budget de l’administration centrale, faire construire des vaisseaux de guerre, améliorer les techniques de fonte des canons. Il fait renaitre l’atelier d’impression d’ouvrages et de cartes, abandonné depuis presque cinquante ans. Il va se faire beaucoup d’ennemis mais le grand vizir a la main lourde pour s’en défaire.
En 1783, Catherine II annexe la Crimée, alors que le Khanat a été un protectorat ottoman pendant trois siècles. Le grand amiral Gazi Hasan, pourtant conscient des faiblesses de l’armée, souhaite la guerre. Halil Hamid s’y oppose, affirmant que les réformes ne sont pas achevées et que d’autres adversaires (Habsbourg, Géorgiens, Iraniens) pourraient aussi attaquer. Il l’emporte et se fait du grand amiral un ennemi mortel… Celui-ci est un homme rude : esclave caucasien, garçon de café, janissaire lors de la bataille de Belgrade (1739), c’est un véritable aventurier, glorifié de son vivant par des récits héroïques. En Morée, il réprime les révoltés albanais de Tripolitsa en érigeant une pyramide de têtes. Il est inamovible car « son fort est la police de la capitale ; il en impose à la populace et se fait aimer ». Il est moins ignorant peut-être qu’il ne le laisse croire car il a fondé une école de mathématiques à l’Arsenal, s’occupe à traduire un ouvrage de navigation écrit par un Français et fonde la caserne de Kalyoncu, encore aujourd’hui fleuron de la marine turque.
Ensuite, à l’intérieur de la Sublime Porte, nous passons de la vie grouillante des cours extérieures à la salle du conseil. L’auteur sait rendre vivantes les cérémonies grâce à des détails piquants. Tout fait sens : lors d’une entrevue, l’ambassadeur de France se retrouve assis sur un tabouret malcommode (c’est un infidèle), son dos « souffre une cruelle torture ». Le grand vizir ne rentre dans la salle qu’après l’ambassadeur pour ne pas avoir à se lever à son arrivée. À propos de la barbe, dans le palais, « la longueur des poils sert d’indicateur de durée dans la carrière ». Nous n’ignorons rien de la vie intime du grand vizir, de son logis (harem y compris), de ses meubles et de son « défilé de plats », sans oublier chevaux et armes.
Un chapitre, intitulé « L’enfer de la sublime porte », s’ouvre sur l’inquiétude légitime des grands vizirs qui ne sont jamais sûrs, en se rendant au sérail pour rencontrer le sultan, de ne pas connaitre la disgrâce et, partant, l’exil ou la mort. Une petite prison se trouve d’ailleurs dans l’enceinte du palais pour rappeler que nul n’est à l’abri. À l’entrée de la seconde cour, une « fontaine des exécutions » permet au supplicié de haut rang de pratiquer ses ablutions avant la décapitation. La tête est alors orientée vers la Mecque et, une fois tranchée, le public présent s’exclame : « Que cela serve de leçon ». La tête est déposée sur un plateau d’argent si le crime n’est pas jugé démesuré ; sinon, elle est jetée sur la place du sérail. Sur 182 grands vizirs, entre 1324 et 1861, 43 sont exécutés. En moyenne, un grand vizir n’exerce pas le pouvoir pendant plus de trois ans. Bouquet montre bien en quoi la tâche est démesurée. Il faut payer les troupes, assurer l’approvisionnement de la capitale, affronter les catastrophes – en particulier les incendies à répétition –, surveiller les turbulents janissaires, composer avec les oppositions, et assumer les guerres. Comme son pouvoir est grand, « tous les malheurs de l’État lui sont attribués ».
Hamid Pacha a le tort de négliger de répondre à plusieurs notes du sultan. Ce dernier a la réputation d’être « un prince imbécile » qui, bien qu’âgé, s’épuise dans des excès amoureux… Et, écoutant les nombreuses rumeurs qui arrivent à « son auguste oreille », il perd confiance dans son grand vizir. L’ennemi juré de Halil, le grand amiral Gazi Hasan, va organiser un véritable complot contre lui, en agrégeant les mécontents. Ce n’est pas difficile car le grand vizir est un vrai réformateur. Il cherche à enrayer l’inflation en diminuant les énormes dépenses militaires, il place des corps d’armée sous l’autorité de la bureaucratie civile pour réduire certains abus et recenser les troupes réellement mobilisables. Il mécontente aussi les religieux en faisant venir trois cents « Français infidèles », militaires et ingénieurs, auréolés des succès de la guerre d’indépendance américaine, pour moderniser l’armée, en particulier l’artillerie, contre la Russie. Il n’est pas impossible non plus que Halil ait été proche d’une secte messianique, la « Melaniye », qui aurait eu une certaine porosité avec… la franc-maçonnerie ! De fait, la France est favorisée et voit son commerce atteindre des sommets à cette époque.
Halil est banni ; dans la rhétorique du sérail, c’est « une mise à l’arrêt et au repos ». Ses biens sont confisqués mais le vizir a su, avec astuce, mettre à l’abri une partie de sa richesse pour sa famille. Il ne sait où sera le lieu de son exil. L’auteur profite des étapes du voyage pour nous apprendre que l’ancien vizir dispose de pas moins de dix caftans, et que les vêtements, hormis le turban et la coiffe des femmes, sont communément employés par les deux genres. À peine arrivé à Gallipoli, port « pittoresque », entre Asie et Europe, Halil apprend qu’il est nommé gouverneur de Djeddah et de la Mecque. Il faudra donc parcourir une grande distance, affronter la chaleur mais aussi la mort sociale face au désert.
Le périple sera plus bref que prévu : sur l’île de Bozcaada, au sud de l’ancienne Troie, il reçoit un ordre d’exécution. Il est étranglé puis décapité. Sa tête est lavée et salée pour être exposée sur la colonne réservée aux dignitaires dans la seconde cour de Topkapi. Que s’est-il passé ? Le grand amiral aurait informé le sultan de l’existence d’un brûlot raillant « l’ignorance et l’imbécilité » du souverain. Les soupçons se portent évidemment sur Halil dont le sort est vite scellé. Toutefois, le brûlot se révèlera être un faux, et des dignitaires seront exécutés et bannis. Il semble que le sultan ait été vivement frappé par la perte de son ancien vizir et en proie au remords. Gazi Hasan, quant à lui, n’est pas inquiété car il est indispensable. Cependant, l’historiographe officiel du règne du vingt-septième sultan efface purement et simplement le rôle réformateur de Halil et fait de lui un être coupable « d’avarice et de convoitise ». Faut-il préciser que cet historien, Vasif, doit son poste à l’homme qu’il morigène et qui fut son protecteur ?
Olivier Bouquet, dans son ouvrage hors norme, sait associer une exhaustivité surprenante à une passion docte et communicative. La vie de toute une époque est magistralement restituée dans son cadre politique, culturel, mental et matériel sans jamais lasser tant le style est plaisant et les illustrations suggestives. C’est une nette revanche de l’érudition vivante sur le roman historique !