Fécondité de Montaigne

Le projet de se connaitre soi-même a conduit Montaigne bien au-delà de l’autobiographie. Alain Legros, dans son Montaigne en quatre-vingts jours, montre les multiples facettes de cet infini déchiffrement et reconstruction de soi : œuvre d’un « Thalès français », les Essais aident à se connaitre soi-même mais ils sont aussi l’imago de leur auteur, sa figure de cire romaine moulée à même son visage.


Alain Legros, Montaigne en quatre-vingts jours. Albin Michel, 304 p., 22,90 €


À l’époque de Vésale, l’ouvrage de Montaigne forme aussi de son propre aveu un « skeletos », les planches anatomiques d’un écorché. Ce pourrait être aujourd’hui « la sonde d’un échographe », ajoute Alain Legros. C’est à la profondeur d’un voir intemporel et contemporain que les Essais et son guide inspiré nous invitent. Enjoué, savoureux et précis, l’ouvrage de l’universitaire tourangeau aujourd’hui « retraité » se fait carte et territoire d’un labyrinthe littéraire, philosophique et historien. Par quel chapitre l’aborder ? Peu importe, semble nous dire ce nautonier au long cours, embarquez-vous, prenez le large et faites escale là où la brise de votre soif de lecture vous conduira. Alain Legros, qui sillonne l’œuvre et la vie de Montaigne depuis plus de trente ans, sait aussi nous éviter le mal de mer ; c’est pourquoi les escales au pays des Essais forment également une posologie : entre trois et sept pages par sujet et la thérapie devrait porter ses fruits.

Montaigne en quatre-vingts jours, d'Alain Legros

Portrait présumé de Michel de Montaigne (vers 1580)

Autant qu’une cure de jouvence, il s’agit d’un art du butinage : les haltes salutaires qu’aménage la science éprouvée du grand spécialiste demeuré miraculeusement chercheur et  d’abord « trouveur » rappellent l’usage que Montaigne faisait de sa propre « bibliothèque » ou « librairie » : il « pillote » parmi ses livres comme une abeille flaire la fleur au pollen ajusté à l’heure de son caprice. L’écriture et la lecture ne sont pas faites pour se « ronger les ongles » et le rythme de ce « tour de Montaigne » entre en écho avec l’invitation des Essais à pratiquer un art de lire vagabond, gustatif et inconditionné.

Conscient des difficultés de l’œuvre, Legros nous apprend à ne pas s’en torturer, suivant les conseils mêmes des Essais : « la continuation et application trop ferme [à la lecture] éblouit mon jugement, l’attriste et le lasse ». Ce rappel n’empêche pas Alain Legros de finement fournir à son lecteur les multiples codes d’accès dont il dispose pour mieux entrer dans la symbolique d’Eyquem. « Fagotage » aléatoire, « fricassée », le parcours proposé par Legros est celui d’une lecture fidèle à la liberté herméneutique de Montaigne : elle appelle chaque lecteur à devenir à son tour écrivain. La réception existentielle des Essais, c’est aussi une exploration singulière des narrations, citations et méandres de Montaigne, qui préserve l’inventaire scientifique de tout immobilisme académique en l’animant d’abondantes métaphores et d’un tracé autobiographique de son interprète discret mais suggestif.

Alain Legros n’a pas craint de s’adresser à la fois aux « non-initiés » et aux spécialistes des Essais, un « chalenge » comme on disait au XVIe siècle : ce pari ou défi « humaniste » est admirablement abouti pour les deux raisons suivantes. Tout d’abord, la capacité à distinguer la légende Montaigne de sa réalité auctoriale et biographique aide à se libérer de nombreux clichés sur sa vie et son œuvre. En effet, la réception de Montaigne a, pour une bonne part, phagocyté l’originalité de son œuvre dès la fin du XVIe siècle et davantage encore au siècle suivant. Car Montaigne, passionné d’appels à la tolérance qui excluent la cruauté au profit du dialogue, a vite été récupéré par des lecteurs anxieux d’annexer les Essais à leur « bonne cause » : tantôt (en Angleterre, en Suisse et en Allemagne) Montaigne devient le cheval de Troie d’un anticléricalisme qui aurait exalté la Réforme en catimini par peur des censures ecclésiastiques ; tantôt c’est un épicurien farouche dont la plume servirait les intérêts épars de libertins en mal de légitimité symbolique. Enfin, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, le classicisme et son moralisme religieux marqué par le gallicanisme (Bossuet, Malebranche) et le jansénisme s’en prend à la langue de l’écrivain, avant d’accuser la foi désarmée de Montaigne :  résultat, il est mis à l’index en 1676  alors même que le pape Grégoire XIII avait reconnu dans l’auteur des Essais un « Socrate français » et que Montaigne avait fait un célèbre voyage à Rome pour le lui présenter et voir aussi comment sortir des « troubles de religion »…

Le second motif qui rend pertinent le parcours de Legros tient à son respect de la polysémie des Essais. L’écriture de Montaigne n’est pas un pion sur l’échiquier politico-religieux de son époque ; s’il vit et meurt en catholique, et s’il témoigne d’une belle inclination pour la théologie positive et audacieuse de Juan Maldonado, il est aussi attiré par une spiritualité apophatique. Que dire de Dieu quand c’est le nom le plus galvaudé, le plus humilié de l’Histoire qui le manipule et l’instrumentalise d’une façon ignoble et mensongère ? « Il est malaisé de ramener les choses divines à notre balance sans qu’elles y souffrent du déchet. »

C’est donc d’abord l’expérience, les actes plus que les paroles, qui instruisent la notion de « naturel », de profondeur et de vertu chez Montaigne. La connaissance de soi et le plaisir d’écrire sont une fantaisie, un tissu d’errances mais ils permettent de sortir du sectarisme et de la violence sociale qui corrompt les coutures élimées de nos appartenances sociales. Cependant, l’écriture n’est pas une « tour d’ivoire », mais une intermittence de retraits et d’affirmations de soi. Avec sa part de détachement,  elle peut contribuer aussi à prendre part de façon moins servile au théâtre du monde qui est d’abord une comédie:  « La plupart de nos vacations sont farcesques. Il faut jouer dûment notre rôle mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage sans s’enfariner la poitrine. »

Montaigne en quatre-vingts jours, d'Alain Legros

Une telle attitude, pour le magistrat et le maire que fut Montaigne, induit un rapport critique aux lois en vigueur à son époque. Celles-ci sont en effet incapables de rendre justice à la singularité de chaque être, surtout s’il ne dispose pas des moyens de se défendre ; leur souci d’exemplarité sacrifie souvent l’intérêt des hommes à celui de l’étiquette. Par ailleurs, la multiplicité des édits et des règlements ajoute encore à la confusion et à la lourdeur de « la justice »  : « Nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble. Il y a peu de relations entre nos actions, en perpétuelle mutation, et les lois, fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, les plus simples et les plus générales. Et encore crois-je qu’il vaudrait mieux n’en avoir pas du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons.»

Enfin, il se dégage du parcours de Legros un éloge approfondi de la gratuité. Si la présomption et la soumission volontaire font de l’homme en société un dangereux somnambule, l’homme est toujours plus riche et ondoyant qu’il ne le pense. Le fait d’être hybride, composite, lui permet d’épouser la multiplicité des circonstances et des altérités qui engagent l’humanité dans les mutations perpétuelles du temps. Si Montaigne n’est pas un « grand mystique » (Pascal, fort de son génie spirituel, lui en fera le procès : « urgence de l’absolu » contre « nonchalance du salut »), il sait déployer une extraordinaire sagesse de l’amitié comme hospitalité.

En conclusion, Alain Legros montre qu’il est vain de prêter à Montaigne « une finesse trop fine ». Si Montaigne est pétri de contradictions, il a l’art aussi de ne pas s’y laisser empêtrer. Le goût de l’humilité n’est pas qu’une affectation à verser au compte d’un redoublement de la rhétorique. L’écriture peut prolonger l’amitié et l’amitié l’écriture. L’amitié se présente ainsi comme une « sainte couture » de la chair et de l’Esprit, la marque d’une relation de prédilection entre les êtres qu’aucun deuil ne peut longtemps interrompre. En ce sens, le goût du jeu et des plaisirs libérés de tout instinct de mort, la consubstantialité du nom au passage de l’être, peuvent redessiner un horizon de l’universel sans prétention à la totalité.

En bref, Montaigne, relu par un topographe d’exception, atteste une autre fécondité que celle de la seule utilité politique ou de la procréation biologique : celle de l’écriture même. Elle demeure le lieu de prédilection d’un enfantement spirituel et philosophique, poétique et historien. À portée de voix, de siècle en siècle, un rhizome de sagesses montainien réserve une issue étroite à la cacophonie du monde, une issue dont on n’a pas fini d’expérimenter les ressources, à la fois littéraires et pratiques.

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