Le retour du monde des amants

En 2006, Michel Surya publiait aux éditions Lignes L’éternel retour, un roman de pensée qui suspend la narration traditionnelle du romanesque pour tenter une nouvelle expérience de la littérature. Écriture de rupture qui appelait sa suite, qui paraît aujourd’hui sous le titre Le monde des amants – L’éternel retour, non pas un livre qui se lit après le premier, comme un second tome, mais un livre qui vient se placer avant lui et en lui tout à la fois, et dans lequel se joue l’improbable répétition de ce qui devra toujours revenir selon l’obscure loi de l’Éternel Retour. Roman de pensée qui pousse le lecteur au bout d’une expérience amoureuse de la littérature, dans laquelle les deux textes forment une étonnante lecture circulaire, en forme de double hélice inversée.


Michel Surya, Le monde des amants – L’éternel retour. L’extrême contemporain, 513 p., 26 €


Ouvrir un livre pour y lire les premières lignes d’un autre. Sentiment de malaise, de déjà lu, qui invite à poursuivre la lecture, le temps de lever l’ambiguïté. D’une page l’autre, l’ouverture revient mot pour mot, ou presque. Se serait-on trompé de titre ou de couverture ? Certainement pas, si le livre s’intitule L’éternel retour et relève de ce que Nietzsche appelait la pensée la plus haute. Se mettre à la hauteur de la pensée est une chose. Se mettre à la merci de sa pensée pour en faire l’expérience en est une autre. Mais l’autre livre se tient à l’envers. Il faut le retourner pour le lire à partir de cette inversion troublante, comme si les fins des deux livres se touchaient, se rejoignaient à partir d’une répétition qui les prolonge. Aucun des deux livres n’est le premier. Le monde des amants vient se tisser dans L’éternel retour comme son retour, son redéploiement. Il tente de vérifier la possibilité de répéter les mêmes mots à partir d’une loi obscure : et si le monde du désir et des amants était la face cachée de l’éternel retour ?

Le monde des amants - L’éternel retour, de Michel Surya

Michel Surya © Catherine Hélie

L’échange monologué avec Dagerman continue. Il reprend là où il avait été laissé, comme la mise à l’épreuve d’une pensée qui emporte tout pour nous mettre dans l’attente de celui qui croit à l’amour. Qui est le narrateur ? Il se nomme Boèce et il est venu s’installer en bord de mer pour écrire un livre : une biographie de Nietzsche à la première personne. Il fait immanquablement penser à un personnage de Bataille, sinon à Bataille lui-même qui invoqua Nietzsche à la veille du désastre, avant qu’il ne se confondît avec lui durant cette expérience intérieure que fut la guerre. Mais le destin tragique de Nietzsche pointe vers d’autres figures, d’autres écrivains dont la vie (et surtout la mort) ne fut pas moins tragique, comme Malcolm Lowry ou l’écrivain allemand Uwe Johnson qui sert de fil conducteur à la traversée de ce roman.

Comme Johnson, Boèce est venu s’installer au bord de la mer pour écrire son livre. Son ami Dagerman et sa compagne, Nina, hantent la pensée du narrateur par une étrange absence de motif ou de raison : un dialogue sans fin, tant intérieur que littéraire. N’est-il pas lui-même à la hauteur de cette pensée qui veut se penser elle-même dans sa fuite ? Entre le narrateur et le couple Dagerman-Nina s’ouvre un échange qui va du calme à l’angoisse, dans un incessant va-et-vient qui nous confronte à l’innommable. Il permet de retisser le lien entre la reprise de L’éternel retour et la pensée la plus périlleuse. L’innommable est ce dont la littérature doit nous sauver en permettant de tout répéter. Le roman n’est pas le moyen du retour « mais celui de la venue de ce qui a disparu », tandis que l’amour « est ce dans l’attente de quoi on se tient, même quand on l’a déjà ».

Le livre que Boèce veut écrire est l’épure de toute littérature : écrire un livre revient à écrire le livre, celui dont le feu invoque tous les autres livres. Ainsi, la trame principale fait revenir derrière elle une suite sans fin de récits secondaires, comme des microfictions avec ses phrases et ses voix, ses citations et ses livres. Pour ce biographe de Nietzsche, tout, justement, n’est-il pas biographique, comme le suggère le philosophe allemand ; et, derrière les œuvres, des vies ne se tiennent-elles pas qui nous disent les conditions dans lesquelles sont nées les œuvres – alors que le tout de l’œuvre veut nous faire oublier les vies et les souffrances, les désastres que les auteurs ont dû traverser ? Saisissant passage où l’œuvre cède le pas à la vie et à la biographie. En élevant ainsi la littérature à l’épreuve de l’Éternel Retour, sa tâche est d’assurer que rien ne soit oublié et que tout puisse revenir à travers elle.

Cela permet au roman de Michel Surya d’assigner à la littérature une tâche impossible, qui passe par des figures, tant fictives que réelles, comme le narrateur et Dagerman, ou cette tentation de laisser la littérature ne retenir que les joies et les plaisirs, alors que le non-souvenir est différent de l’oubli. Mais le miracle de la rencontre est qu’elle sauve tant Boèce que Dagerman de tout ce qu’ils voulaient oublier. Et si cet amour veut tout, c’est qu’il se place à la hauteur de cette pensée inaugurale « qui cherche à penser que penser peut décider de tout ». Face à la pensée de la mort, l’amour est fuite pour Dagerman, qui rédigeait encore quelques pages savantes d’une expérience de vie peu avant de rencontrer Nina, peu avant que l’amour ne le détournât de la pensée de la mort et qu’il ne délaissât l’écriture. Pour Boèce, elle est ce qui fait retour par la voie de la littérature, déployant entre l’amour pour une femme et l’amour pour la littérature la possibilité même de son écriture.

Le monde des amants - L’éternel retour, de Michel Surya

Le monde des amants est rythmé par cette oscillation continue entre le livre (auto-) biographique, les discussions avec ses amis et cet amour pour la littérature qui transite par de multiples vies, comme un fleuve se laisse grossir par ses alluvions avant de se jeter dans l’océan. Bien qu’on ne sache lequel des deux livres est le premier, puisque leur circularité renvoie à un même présent, les références de L’éternel retour sont bien d’avant-guerre, avec Georges Bataille et les dialogues entre Brod et Kafka ou entre Jean Selz et Benjamin, tandis que Le monde des amants privilégie des figures d’après-guerre. Ainsi, ce double roman traverse et encercle le désastre en faisant advenir ce qui a disparu pour le laisser mourir à nouveau.

Au sein de cette récurrence, la figure de Lowry est absolument essentielle. Elle incarne une des variations sur le retour, sur l’amour et la trahison qui traversent Au-dessous du volcan. Face à l’Éternel Retour, il invoque la fête des morts, non pour faire revenir les morts et les laisser revivre, mais pour faire revivre l’amour qui doit mourir à nouveau, à chaque fois. La mort de Lowry est préfigurée par celle du consul, et rappelle en bien des points celle d’Uwe Johnson. Elle forme cette part du retour qu’on ne peut pas oublier. Cette mort « par mésaventure » travaille le roman de Michel Surya à partir de ce qui rapproche les deux écrivains : la manière dont la trahison traverse leurs œuvres, de la révolution vécue comme trahison collective jusqu’à l’amour comme trahison individuelle et absolue.

En croisant pensées, notes et souvenirs de dialogues, le roman télescope les différents niveaux d’une écriture qui demeure centrée sur une fascination extrême de ce qu’on peut encore attendre de la littérature. Michel Surya déploie une écriture fulgurante, une écriture fleuve qui porte toutes ces vies et toutes ces phrases vers ce bord de mer où se brassent les pensées de Nietzsche, Dostoïevski, Kafka ou Proust, pour mieux les faire dialoguer avec d’autres voix : celles de Beckett, Adorno ou Wittgenstein. Au gré des saisons et des changements de ce paysage de bord de mer, Michel Surya déploie une écriture météorologique, sensible aux changements atmosphériques et aux variations climatiques, qui deviennent les vecteurs de cette expérience de pensée. Écriture par temps de houle pour une traversée du désastre et qui trouve dans cette ligne d’horizon si présente la possibilité d’écrire un livre qui invoque le tout de la littérature. Face à la répétition de L’éternel retour, Le monde des amants trouve son rythme dans le reflux des vagues. Son écriture nous porte comme un ressac par gros temps, et, si Nietzsche nous rappelle qu’il y a quantité d’aurores qui n’ont pas encore eu lieu, en tissant ce lien entre l’amitié, l’amour, la mort et la littérature, Michel Surya nous montre comment s’écrit une de ces nouvelles aurores.

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