Quelqu’un est-il capable de résoudre l’énigme ? Telle semble être la question adressée aux lecteurs par Roberto Bolaño dans 2666. Une question qui, comme en témoigne l’édition de ses œuvres complètes par L’Olivier, revient de manière obsessionnelle d’un livre à l’autre. Cette énigme est celle de la violence qui fait peser sa menace à chaque page, qui brise la langue. Une violence à laquelle le Mexique semble s’être habitué : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. » Et si l’écriture se déploie presque démesurément, c’est comme pour s’opposer à une incapacité à s’exprimer devant l’horreur : 2666 est un roman vaste et sombre qui prend le risque de se confronter à cette violence, qui s’efforce de la cerner à travers l’excès de sa représentation. Bolaño a même négligé sa santé afin de finir ce livre, publié de manière posthume en 2004, dans lequel on peut voir un testament, un dernier manifeste, qui exalte le pouvoir – ou l’impouvoir – de la littérature, interroge son inscription dans le monde.
Roberto Bolaño, 2666. Œuvres complètes. Volume VI. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. L’Olivier, 1 168 p., 29 €
Tout converge vers Santa Teresa, nom donné à la ville frontalière du nord du Mexique, Ciudad Juárez, où des meurtres en série de femmes sont perpétrés. L’enquête autour de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, auteur d’une somme tentaculaire, disparu sans laisser de traces, conduit les personnages – universitaires, détectives, policiers, journalistes – à cette intrigue policière, cherchant en vain à élucider ces crimes. Qui se cache derrière ces œuvres ? se demandent-ils inlassablement. Comme si la réponse pouvait donner un sens à ce monde dominé par la folie, souvent présenté sous la forme d’une hallucination : « La réalité est comme un maquereau drogué au milieu d’une tempête d’éclairs et de tonnerres ». Car la question de la lecture se trouve au cœur de 2666, lançant un défi aux lecteurs. Comment lire ce livre qui fait sans arrêt vaciller le sens, qui met toute signification sur le fil, entre gravité et dérision ?
Il est impossible de faire confiance à ce narrateur qui doute et remet en question systématiquement son récit. Impossible de se fier à ces personnages pour qui la réalité se corrompt entre rêve et cauchemar. Impossible, surtout, de s’attacher aux récits officiels ou institutionnels administrant une explication, une signification à un monde qui s’effondre. C’est contre cette impossibilité que la première partie du roman, celle « des critiques », parait nous mettre en garde : l’illusion d’une détention du sens, voire une volonté de le thésauriser, d’en faire un capital intellectuel. 2666 semble se construire de telle sorte qu’il puisse contrer toute lecture savante, universitaire. S’adresse-t-il à cette jeunesse à laquelle Bolaño dit avoir consacré son œuvre, « ces jeunes gens oubliés » dont les ossements couvrent toute l’Amérique latine ? « Tout ce que j’ai écrit est une lettre d’amour ou d’adieu à ma propre génération. » Aux fous, plus que jamais présents dans ce roman, les seuls capables de lire les signes avant-coureurs de la catastrophe, les seuls à véritablement regarder l’horreur en face, ou encore aux vagabonds, ceux qui ont tout lâché et sont partis sur les routes, comme l’auteur le prônait dans son manifeste infraréaliste ?
Ce mouvement essentiel, ce doute permanent, que Roberto Bolaño produit ici, nous force à lire autrement, à l’instar de ce « lecteur actif » préconisé par Córtazar, dont il est question dans « La partie d’Amalfitano », ce professeur chilien, naufragé à Santa Teresa après des années passées à Barcelone. Il faudrait donc se méfier en permanence, rester sur ses gardes, « commencer la lecture avec un coup de pied aux testicules de l’auteur et voir immédiatement en celui-ci un homme de paille, un factotum au service de quelque colonel des Renseignements, ou peut-être de quelque général avec des prétentions d’intellectuel ». Nombreux sont les passages qui dénoncent par l’humour cette complicité des intellectuels avec le pouvoir – ainsi de ces écrivains mexicains amadoués par un système gouvernemental de bourses. Ils vivent « de dos » à la réalité, incapables de percevoir quoi que ce soit, continuant à employer « la rhétorique là où l’on a l’intuition d’un ouragan ».
La littérature est certes une chose sérieuse, voire dangereuse, mais, nous prévient sans cesse l’auteur chilien, il ne faut pas se prendre au sérieux. D’où son penchant pour le rire, la blague, la dérision et l’insolence, déployés lors des moments les plus tragiques, comme dans « La partie des crimes », où se conjuguent le macabre décompte de femmes assassinées et le récit hilarant du profanateur d’églises. Ou avec le « ready-made malheureux » de Duchamp, ce livre ouvert suspendu en l’air pour discréditer « le sérieux d’un livre empli de principes [un manuel de géométrie] » dont Amalfitano refait l’expérience dans sa cour à Santa Teresa, sur son étendoir à linge. Il était en effet question d’exposer le livre « aux rigueurs du temps » pour qu’il saisisse enfin « deux ou trois choses de la vie ». Ready-made, idée-jeu, dit Amalfitano, qui nous rappelle que la littérature n’est pas dans les livres mais dans le geste courageux qui les accomplit : « La littérature ressemble beaucoup aux combats des samouraïs, affirme l’écrivain dans son discours de Caracas, mais un samouraï ne se bat pas avec un autre samouraï, il se bat contre un monstre. Par ailleurs, il sait généralement qu’il sera défait. Garder courage en sachant au préalable qu’on sera vaincu et aller au combat, c’est ça la littérature. » Écrire, lire et vivre sont indissociables et dictent un code d’honneur où la loyauté et le courage sont les valeurs directrices.
Roberto Bolaño a fait des poètes et des écrivains les protagonistes, les héros, de ses fictions ; il a fait de la littérature l’unique question qui vaille vraiment la peine d’être posée. Ainsi, 2666, émaillé de réflexions sur ce qu’écrire veut dire, semble vouloir se construire à l’image de « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu », celles qui luttent contre « ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées ». Un écrivain, mais aussi un lecteur, ne peut alors que s’exposer, se mettre en péril, abandonner son confort, aller vers le désert, celui du nord du Mexique qui hante l’ensemble de l’œuvre de Bolaño, celui de cette langue d’une violence extrême, vide de sens. Cette œuvre immense se referme ainsi sur ce lieu qui l’a tant inspiré, México, le dernier qu’il ait écrit, lieu du rêve et des pires cauchemars, lieu de cette mort fantasmée : « J’aurais dû être détective privé et à l’heure qu’il est, je serais certainement déjà mort. Je serais mort à Mexico, à 30 ans ou à 32 ans, tué par balle dans une rue, et cela aurait été une belle mort et une belle vie ». Lieu de la poésie, comme une manière de résister à cette mort omniprésente.