Proche d’Action poétique au tournant des années 1980, responsable des lectures poétiques à Chaillot de 1977 à 1988, Marie Étienne a mené de front création et critique. Membre du comité de rédaction de La Quinzaine littéraire puis d’En attendant Nadeau, elle a publié des anthologies et divers ouvrages théoriques consacrés au théâtre et au cinéma. Autrice, elle s’est imposée dans le domaine poétique grâce à des livres parus, entre autres, aux éditions Seghers et Flammarion, sans négliger d’intervenir dans le domaine romanesque. Elle vient de publier Sommeil de l’ange.
Marie Étienne, Sommeil de l’ange. In’hui / Le Castor Astral, coll. « Les Passeurs d’Inuits », 120 p., 14 €
Sommeil de l’ange nous fait entrer, comme le dit Jacques Darras, dans « le territoire décomplexé du rêve féminin ».
Mon projet était de raconter des rêves, scrupuleusement notés le matin, avec le plus d’exactitude possible, considérant qu’ils constituaient déjà un matériau poétique en partie achevé puisque le chemin vers la métaphorisation avait déjà été effectué. L’ange du titre et de la fin n’est qu’une image inspirée par le théâtre.
Bien qu’achevée en 2021, L’ombre portée, l’autre recueil que tu publies [dans la collection « Poèmes du monde des éditions APIC] me semble proche de l’écriture des années 1980.
Son matériau est tiré d’un journal très ancien, dont j’ai repris les mots comme on reprend la pierre d’une sculpture abandonnée. Et j’y ai injecté du théâtre : la Nina de Tchekhov. On devrait y trouver, si je m’y suis bien prise, des niveaux de lecture successifs.
Ton travail obéit-il toujours à des règles préétablies ?
Non : l’idée d’un ensemble, intitulé Les couloirs de la prose, qui rassemble, outre Sommeil de l’ange, Clavecins et cie, inédit, Éloge de la rupture, Les passants intérieurs et Cheval d’octobre, n’était pas là au départ. J’ignorais au moment où j’écrivais le premier volume qu’il serait suivi de quatre autres avec lesquels il aurait des parentés. En fait, l’idée d’une forme particulière qui constituerait une branche à part de mes écrits m’est venue au moment du troisième volume, Les passants intérieurs. Je cherchais à la nommer, et pour cela je voyais une image, je visualisais cette forme sous l’aspect d’un couloir dans lequel s’engageraient mes mots, à l’intérieur duquel ils seraient contenus, comme un cours d’eau l’est par des rives naturelles, ou par des constructions humaines. C’est Paul Louis Rossi, je crois, qui m’a aidée à mettre au point ce titre. Et peu à peu les livres déjà écrits, et ceux qui naissaient ou allaient naitre, se rangeaient d’eux-mêmes sous cette appellation.
Cela dit, certaines caractéristiques formelles des Couloirs de la prose se retrouvent dans des livres qui n’en font pas partie. Ainsi, j’ai hésité à y faire entrer Les soupirants, que je crois tout à fait inclassable, et que j’ai finalement mis dans la catégorie roman. Mais ce n’est un roman que parce qu’il est composé de chapitres et qu’il raconte une histoire. Ce qui le fait ressembler à un poème en prose, ou à de la prose/poésie, ce sont par exemple les comptines qui ouvrent chacun des chapitres, et d’autres choses encore sur lesquelles je pourrais revenir. Le second texte que j’ai rangé dans la catégorie roman est L’inconnue de la Loire. Il suit tout à fait secrètement les règles du sonnet. Pour quelle raison ? Tout simplement parce que, pour écrire de la prose, j’ai besoin de balises qui m’évitent de me perdre.
Quelle place accordes-tu à l’émotion ?
Il y a dans mes écrits des constantes, la narration, la rupture, l’ellipse, la distance par rapport à l’émotion (je refuse de m’y abandonner, je la maintiens, je la retiens comme on le ferait d’un attelage), la présence d’un second moi, qui surveille et survole le premier, l’humour souvent… Oui, je maitrisais déjà l’émotion dans les Lettres d’Idumée, il y en a toujours trop, il faut la dompter. Pour en revenir aux différences entre prose et poésie, je dirais que les poèmes diffusent plus volontiers une atmosphère, sont moins clairs dans la narration, aiment à se faufiler dans des formes spécifiques de la poésie (dizains, huitains, sonnets…), jouent avec les cassures et les sauts à la ligne. Avec eux, j’ai la possibilité et le sentiment d’inventer, de jouer davantage avec les mots, la grammaire, l’orthodoxie de la langue.
La prose m’attire infiniment mais je la trouve très difficile parce que j’y suis aussi exigeante que quand j’écris de la poésie et qu’elle ne me fournit aucune garantie, aucune balise, aucune méthode. Débrouille-toi toute seule, semble-t-elle me dire.
De ce qui précède découle l’idée de l’insubordination, du refus d’être classée, aussi bien dans un genre littéraire, un style, que dans un mode de vie, des opinions définitives, une manière d’être. Ce qui probablement est en partie une illusion mais qui n’est pas sans conséquence.
Tu as collaboré avec beaucoup d’autres artistes, d’intellectuels, de militants. Comment te positionnes-tu vis-à-vis des groupes ?
D’avoir longtemps vécu à l’étranger, d’avoir exercé plusieurs métiers, changé en France plusieurs fois de ville, d’habitation, de partenaire amoureux, m’a donné, il me semble, un refus d’allégeance, une capacité d’indépendance.
Pour cette raison probablement, je ne me sens d’aucun parti, politique, littéraire. Je n’ai jamais été assez convaincue par un groupe de pensée pour y adhérer, « en être ». Je garde mes distances. C’est pourquoi je m’insurge contre le fait qu’on me colle des étiquettes, qu’on me range sous la bannière idéologique d’une revue à laquelle j’ai appartenu (Action poétique) ou qu’on me range parmi les formalistes sous prétexte qu’un oulipien en était membre. Un ou une formaliste est un écrivain, un poète qui décide a priori d’un cadre, d’une contrainte d’écriture et qui s’y plie. Ce n’est pas mon cas. Ma forme nait de mon texte, et non l’inverse.
De la même manière, je ne crois pas avoir de maitre(s), en tout cas j’en refuse le principe. Certes, j’ai des préférences, des accointances, voire des admirations, jamais de dépendance. Je suis en désaccord avec ceux, avec celles qui affichent, revendiquent leurs « maitres ». Le mot, comme il se doit, n’a pas de féminin ou bien il change de sens. Ou il ne s’emploie pas. Comment exprime-t-on, par exemple, l’influence de Duras, de Cixous, de Yourcenar ou d’Ernaux ? Je ne sais pas. Dans cet ordre d’idée, une jeune écrivaine nourrie par les écrits de ses ainées aura tendance à les garder pour elle alors que volontiers elle nommera les hommes qui l’ont formée.
Je suppose que tu seras d’accord avec moi pour dire que tu es de celles qui sont à la source du féminisme ?
Très tôt, dans mon enfance, j’ai rédigé des contes inspirés par des films et dans lesquels les héroïnes refusaient le mariage, cependant que leur « prince » était moins valeureux, moins audacieux, moins libre qu’elles. Même s’ils prenaient dans mon esprit et dans mes songes le visage de Fairbanks ou de Gérard Philipe.
Je n’ai pas attendu l’ère MeToo pour réfléchir, me désoler ou m’insurger sur ce qui me semblait injuste, me concernant ou concernant ma mère ou mes grands-mères. Je ne m’identifiais que difficilement et à regret aux ténors masculins, aux modèles littéraires proposés par l’école ou les journaux. J’en recherchais ailleurs, bien entendu je ne découvrais pas de modèles féminins auxquels me référer, ou trop peu.
Plus tard, je m’étonnais que les révoltes féministes après mai 68 aient été aussi peu critiquées, qu’on n’ait pas compris plus tôt à quel point était fausse la liberté apparemment acquise, notamment en matière sexuelle. Qu’accéder pour une femme au droit de faire l’amour avec autant de partenaires qu’elle le souhaitait, dans autant de positions, de situations qu’elle le souhaitait, n’était pas forcément un acquis, mais plus probablement une sujétion de plus ou du moins différente. Que le bénéficiaire était son partenaire, pas vraiment elle. Qu’elle entrait, ce faisant, dans ses vues, ses fantasmes, et ignorait les siens. L’homme était le gagnant : il avait plus de femmes à sa disposition, son champ d’action s’était considérablement élargi. Dans ces années, les femmes se sont laissé duper. Qui le dit, qui l’écrit même encore à présent ?
Propos recueillis par Gérard Noiret