Nager, oui, mais dans quelle tenue ? Sophie Ehrsam explore une question qui touche à l’histoire du textile, des rapports hommes-femmes et du cinéma.
L’une des plus anciennes représentations de nageurs se trouve, contre toute attente, en plein Sahara, dans une grotte du sud de l’Égypte, à la frontière libyenne. Historiens et chercheurs s’interrogent sur la présence de lacs dans la région à l’époque ou sur le caractère métaphorique de cette nage. En tout cas, elle donne à voir des silhouettes et ne comporte aucun détail vestimentaire.
Que portaient donc les premiers nageurs ? Probablement rien ou pas grand-chose, à l’instar des athlètes antiques ; les mosaïques des thermes romains montrent des nageurs nus ou en pagne et même des sportives dont le costume en deux pièces (bandeau sur la poitrine et culotte) semble un ancêtre du bikini moderne. Les nageurs et nageuses, un peu partout dans le monde, portaient vraisemblablement des pagnes. Pensons notamment à ces individus qui ne pouvaient se contenter de barboter en surface, que ce fût dans l’océan Pacifique ou dans le golfe Persique : les pêcheurs et pêcheuses de perles (ces dernières immortalisées, entre autres, par des estampes japonaises).
On en sait bien davantage sur le costume de bain depuis la mode des bains de mer dans le courant du XIXe siècle. Comme le rappelle Jenny Landreth dans son autobiographie de nageuse (1), il était alors jugé impudique pour une femme de dévoiler le moindre centimètre carré de peau en dehors du visage, des pieds et des mains, si bien que les baigneuses devaient non seulement se camoufler aux regards avant et après immersion, à grand renfort de manteaux et peignoirs, mais aussi adopter la tenue la plus couvrante possible, même mouillée. Nicole Parrot cite, dans son livre sur l’histoire de la maille (2), l’écrivaine anglaise Fanny Burney sur le sujet : « Je donnerais tout au monde pour qu’on inventât une mode pour les bains. Il n’y a pas moyen d’y être bien mise. » La nageuse australienne Annette Kellermann arbore une tenue couvrante mais moulante, proche des combinaisons de plongée actuelles, étape importante vers une tenue qui donne une véritable liberté de mouvement.
L’évolution des pratiques de loisirs, de plus en plus sportives, et celle des techniques de confection, avec un recours grandissant à la maille, ont contribué à l’avènement du maillot : « Les baigneuses font valser les bas, espadrilles et charlottes et choisissent le maillot. Il raccourcit ses jambes et remonte ses manches. Avant-bras et mollets commencent petit à petit à voir le jour. Insensiblement se met en marche un étonnant strip-tease progressif et inexorable qui va durer plus d’un demi-siècle. » Du maillot ou du pantalon, on ne sait lequel a le plus choqué les esprits en s’imposant dans la vie de femmes de plus en plus actives.
Et les nageurs, alors ? La pratique de la nage en tenue d’Adam était courante pour les messieurs. Victor Hugo l’explique de la façon suivante : « Un caleçon serait une indécence, il souligne. » Toutefois, avec la généralisation de cette pratique qui devient un sport à part entière (exigeant une tenue règlementaire), le nageur adopte lui aussi le maillot, initialement de type justaucorps, puis de plus en plus raccourci jusqu’au slip de bain qui reste aujourd’hui préconisé pour les hommes dans la plupart des piscines. Cette tenue qui moule le sexe, couplée au bonnet de bain rarement flatteur, éloigne parfois les hommes de la nage en piscine ; on est loin des ornements plus ou moins à la mode des maillots plus couvrants, comme les « ancres brodées sur votre costume de bain » jugées ridicules par le baron de Charlus dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust. Le cinéma, français en tout cas, n’a rien fait pour magnifier le port du slip de bain.
Les questions de règlement vestimentaire resurgissent régulièrement en natation. En 1932, la nageuse australienne Clare Dennis a failli être exclue des Jeux olympiques de Los Angeles à cause de son maillot à la coupe « dos nageur » qui découvrait trop ses omoplates. Comme l’explique en détail Kassia St Clair dans son livre sur l’histoire des tissus (3), la question a refait surface dans les années 2000 avec l’apparition de combinaisons en polyuréthane qui amélioraient la flottaison et la vitesse des nageurs au point que de nombreux records du monde ont été battus par ceux qui les portaient. Elles ont été interdites après les championnats du monde de natation de 2009.
Naturellement, exposant le corps comme aucune autre tenue (à l’exception des sous-vêtements), le maillot de bain est associé à la séduction, et le cinéma a contribué à son rayonnement : Johnny Weissmuller, nageur avant d’être acteur, portait le pagne de Tarzan comme personne et de nombreuses actrices, de Brigitte Bardot à Ursula Andress, ont crevé l’écran en bikini dans les années qui ont suivi son invention. Les Français ont figuré en bonne place dans la création de maillots féminins deux pièces : le modèle « Atome » (« le plus petit maillot de bain du monde », disait le slogan), créé par Jacques Heim en 1932, comportait un soutien-gorge et une culotte haute couvrant le nombril, limite abolie en 1946 par le bikini. Son créateur, Louis Réard, a choisi ce nom en référence à un atoll du Pacifique où avaient eu lieu des essais nucléaires, espérant que l’impact du nouveau vêtement serait tout aussi retentissant. Son usage s’est répandu dans de nombreux pays, avec des modifications, culotte plus échancrée, bretelles croisées ou supprimées, port de sari ou de sarong drapé sur tout ou partie du maillot… L’utilisation de fibres élastiques tirées du latex a permis de créer des modèles toujours plus ajustés et les nouveaux tissus synthétiques sèchent bien plus vite que la laine ou le coton.
Ces nouveaux maillots sont-ils adaptés à la pratique de la natation ? Assurément, même si leur fonction est aussi de permettre un bronzage plus étendu. Le « dos nageur » est devenu courant dans les vêtements de sport féminins tels que brassières, débardeurs, robes de tennis. Les tissus synthétiques ont permis la création des combinaisons de plongée, garantissant isolation thermique et étanchéité. Pour les compétitions sportives, le maillot une pièce reste de mise en natation féminine. Le bikini est la tenue officielle des beach-volleyeuses, parfois jalousées par leurs homologues masculins qui doivent garder un t-shirt, même les jours de forte chaleur.
Mais, comme le souligne Jenny Landreth, le corps des femmes est fortement exposé et sexualisé ; pas besoin d’être une nageuse pour porter un bikini, l’attention se porte sur le corps féminin plutôt que sur l’activité physique, de la même façon que la tenue portée par une femme, son apparence, suscitent encore trop souvent davantage de commentaires que son action politique ou ses qualités professionnelles. Le bikini concentre tous les codes du corps féminin idéal de l’époque, sans graisse et sans poils, mince et tonique. Pas étonnant dès lors que, pour tenter de donner aux femmes plus de « satisfaction émotionnelle » (expression relevée par Jenny Landreth) quand arrive le moment de la baignade, certains maillots de bain soient vendus comme gainants, voire « sculptants ».
Pas étonnant non plus que le bikini soit parfois jugé inadapté ; les joueuses de beach-volley ont obtenu en 2012 de pouvoir porter une autre tenue en compétition, pour des questions de météo ou de convictions religieuses. Une Australienne a d’ailleurs créé dans les années 2000 le burkini, une tenue de bain qui couvre le corps et les cheveux, à destination des musulmanes qui veulent se baigner dans une tenue plus couvrante que les maillots modernes conventionnels. Le burkini est loin de faire l’unanimité : près du corps, il est encore jugé trop impudique par certains imams ; plus « flottant », il est considéré comme peu adapté à la nage, voire, à l’instar des caleçons de bain pour hommes, proscrits dans les piscines municipales, peu hygiénique. En Égypte, il a été la source de la plus grande confusion, tantôt autorisé, tantôt non, l’un des critères importants étant le tissu : une tenue en tissu synthétique, donc sportive, oui ; en coton, comme un vêtement de tous les jours, non. En France, il a fallu légiférer sur le sujet, particulièrement pour la baignade en piscine, plus réglementée que la baignade en mer.
Pour les femmes désirant pratiquer une activité sportive, trouver une tenue adéquate n’est donc pas toujours facile. Les mentalités ont heureusement évolué depuis Pierre de Coubertin qui déclarait en 1912 : « Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte. » Les femmes ont aujourd’hui une véritable place dans le sport, amateur comme professionnel, mais leur physique et leur tenue vestimentaire ont encore une importance disproportionnée. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne regarde pas les corps et les vêtements masculins, ni que l’injonction d’avoir un corps athlétique n’existe pas pour les hommes. Toutefois, l’évolution du maillot de bain accompagnant celle de la société, on peut affirmer sans trop se mouiller que le maillot féminin continue de déchaîner davantage les passions que le maillot masculin.
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Jenny Landreth, Swell: A Waterbiography, Bloomsbury Sport, 2017.
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Nicole Parrot, Le Stiff et le Cool. Une histoire de maille, de mode et de liberté, NiL Éditions, 2002.
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Kassia St Clair, The Golden Thread: How Fabric Changed History, John Murray, 2019.